"La Justice dans la peau", de Denis Viénot
L'action humanitaire est-elle à un tournant ? Fini les grandes missions idéalistes un peu naïves ; place désormais aux humanitaires réalistes conscients de la prééminence des diplomaties traditionnelles et de leurs incontournables contraintes. Le livre de Denis Viénot incarne ce virage conceptuel de l'école de pensée fondée sur la sécurité collective et la supériorité du droit et de la justice sur la force.
Présenté sous forme de fiches thématiques, le témoignage de ce professionnel des opérations d'urgence, ancien président de Caritas Internationalis (2005-2007) et actuel président des Chrétiens en forum, est à la fois poignant et discret. Poignant, son regard sur la lutte contre la misère du monde, sans pitié pour les puissants et sans relâche aux côtés des exclus. Discret, quand il s'exprime à la première personne du singulier pour mieux se cacher. C'est une invitation qu'il lance au lecteur : prenez ma place, semble-t-il dire, et plongez-vous, l'instant d'un voyage, dans l'abîme du monde. Un discours qui rompt avec celui de certains "soldats de l'humanitaire" donneurs de leçons.
Ici, le seul enseignement que ce diplômé en droit et sciences politiques nous invite à tirer repose sur une idée : il n'y a pas de fatalité au chaos ni de place pour la complaisance. Il n'est certes pas le seul à affirmer que chacun est responsable de la pauvreté qui ronge le monde. Mais il nous livre aussi un panorama exhaustif sur la mutation du secteur humanitaire et sur l'obligation des ONG à rationaliser davantage leur activité pour mieux s'adapter aux défis et menaces qui pèsent sur nos sociétés. Il ouvre également de nouvelles pistes de réflexion. Comme, par exemple, sa volonté de placer la solidarité sous le label de la "géopolitique", concept jusque-là réservé aux actions de l'Etat.
Désormais, l'humanitaire aussi doit "penser global", associer la géographie à sa grille de lecture, perfectionner ses réseaux et rendre des comptes aux populations sinistrées comme aux opinions publiques des pays donateurs. Avec Denis Viénot, la grammaire de l'humanitaire s'enrichit. Son expérience à la tête de Caritas Internationalis, cette confédération internationale d'organisations catholiques, établie dans 198 pays et territoires et représentée en France par le Secours catholique, le hausse au rang de défricheur du monde, sans prosélytisme religieux ni artifices. La Justice dans la peau est une sorte de manuel pratique de l'action humanitaire, un véritable bréviaire du "soldat solidaire" des laissés-pour-compte. Il faut lire les articles "Roms, les frontières du village" et "Sida, les catholiques : un quart des réponses mondiales et sans jugement", pour découvrir l'insoutenable jusqu'en Europe centrale et la stupidité des discours officiels.
Lui, Denis Viénot tourne le dos aux idées préconçues. Il soulève la grille des Etats, plaquée sur le monde, pour mieux rendre compte de l'exclusion. Si cet exercice se veut le reflet d'un changement de paradigme pour l'action humanitaire, il traduit aussi les convulsions d'un monde décousu, émietté et dangereux où le cynisme devient la norme, la solidarité l'exception.
La Justice dans la peau, de Denis Viénot, préface d'Eric Fottorino. Desclée de Brouwer, 386 p., 25 €.