Militaires

Stop aux mercenaires


Un séminaire de Caritas Internationalis à Rome en décembre 2003 traite de la question litigieuse de la coopération entre l’humanitaire et le militaire.

L’enjeu n’est pas de savoir si les organisations Caritas doivent établir ou non des relations avec les militaires en cas de crises mais plutôt d’en déterminer les limites.

Nos membres sont différents. Pour les Polonais l’armée est un pilier de la nation. Pour des victimes d’années de dictatures militaires en Amérique latine le contexte sera différent. Par ailleurs il ne saurait y avoir de mélange entre les actions humanitaires et militaires, vues par les victimes de la crise.


Il existe souvent une interaction entre les forces armées et les agences humanitaires au cours des opérations de secours mais l’augmentation des forces militaires engagées dans un travail habituellement considéré comme du domaine humanitaire engendre des confusions.


Lors de la crise des Balkans, particulièrement en 1999, puis au Kosovo, certains de nos membres foncent pour agir et des tensions montent quand l’un, autrichien, fait transporter des matériaux de construction par l’armée de son pays alors que l’autre, allemand, ne veut pas entendre parler de collaboration avec « ses » militaires. Cela me conduira lors de la réunion des donateurs organisée à Bruxelles par l’Union européenne et la Banque mondiale fin juillet 1999 à intervenir pour dire que la force de maintien de la paix de l’OTAN, la KFOR – Kosovo Force, n’est pas une ONG, ne doit pas le devenir, que l’idée de la subventionner sur fonds publics pour des actions humanitaires serait une hérésie.

Pour élaborer un cadre commun notre séminaire rassemble une cinquantaine de personnes du monde entier. Un principe absolu fait l’unanimité : l’acteur humanitaire doit garder le rôle principal dans l’action humanitaire quelle que soit la situation.

Sur le plan pratique personne n’a le contrôle total d’une situation de crise ou de guerre. Caritas doit donc développer le plus possible des liens stratégiques pour dispenser l’aide humanitaire. En ce sens, les relations avec les militaires peuvent être essentielles pour acheminer l’aide ou négocier l’accès à une zone par exemple. Mais il faut maintenir la neutralité et l’indépendance.

Ainsi Caritas gardera ses distances avec les militaires et n’agira pas sous contrôle militaire. Les militaires prenant part à des opérations de secours observeront le droit international et appliqueront les principes humanitaires. Ils ne porteront jamais d’armes.

La coopération est facile en matière d’échange d’informations voire parfois de soutien logistique. Elle est plus délicate si Caritas paraissait « associée » aux forces militaires. En tout état de cause Caritas refuse, dans la quasi-totalité des cas, les escortes armées, la distribution de ses aides par les militaires. Et encore plus d’être placée sous les ordres de ces derniers.

Et nous refusons catégoriquement l’utilisation du mot humanitaire pour décrire des activités conduites de façon partiale, réalisées pour servir une mission politique ou militaire.

A Jérusalem en novembre 2005 je précise notre position lors d’une rencontre des Organisations Internationales catholiques:

« L’enrôlement des militaires dans le travail humanitaire est une nouvelle mode, comme le manifeste actuellement l'engagement de l'OTAN au Pakistan. Quelques protestations légitimes de partis politiques musulmans ne suffisent à ébranler le climat de bonne conscience satisfaite qui entoure cette nouvelle entorse aux règles d'engagement des armées, ici les règles internationales sur l'engagement de l'OTAN hors de sa zone. Il ne s'agit pas de dire que la collaboration ne doit jamais exister, mais d'éviter des situations de mélange des genres politiquement et éthiquement dangereuses, sans parler de la sécurité des sinistrés, des victimes et des personnels, sans parler également du coût financier prohibitif de l'intervention du militaire.

« Des progrès se réalisent cependant. Ainsi la session de l'Assemblée Générale des Nations Unies de septembre 2005 a-t-elle décidé de renforcer les capacités de maintien de la paix et reconnu la responsabilité collective de protéger les populations civiles menacées de génocide, de crimes de guerre, de nettoyage ethnique ou de crime contre l'humanité, en recourant au Conseil de Sécurité. »


Un an plus tard à New York avec Jan Egeland, secrétaire général adjoint pour les Affaires humanitaires et coordinateur des secours d’urgence, nous abordons la question de la militarisation de l’aide humanitaire. Il pense qu’en cas de catastrophe naturelle il est possible voire souhaitable de faire appel à la collaboration des armées, s’il n’y a pas d’autre alternative. Par contre en cas de conflit, c’est totalement exclu.

De plus les armées sont parfois impotentes et incapables de gérer à des coûts satisfaisants des opérations de secours ou médicales. Le coût d’un hôpital militaire étranger grevé des soldes de fonctionnaires expatriés explose par rapport à celui de son pair du pays concerné employant des personnels locaux.


Mais la question de la militarisation de l’humanitaire va aujourd’hui avec celle de la privatisation du militaire. Sami Makki la décrit en détail pour les Etats-Unis dans une revue de l’Ecole des hautes études en sciences sociales.1

Le monde des organisations non gouvernementales américaines se caractérise par le poids grandissant de celles qui « utilisent l’aide pour évangéliser les populations en terrain conquis. (..) Se développe alors une privatisation de l’aide internationale américaine du fait de la nature des financements (…) De plus en plus ce sont souvent des entreprises commerciales qui agissent pour le compte du gouvernement américain et qui n’ont plus aucun lien avec les organisations non gouvernementales bénévoles. (..) Les compagnies privées dont les services sont payés par le Pentagone sont d’un coût parfois excessivement élevé. Elles sont devenues essentielles à une nouvelle stratégie interventionniste reposant sur la capacité de projection rapide des forces. » Ce phénomène mercenaire s’étend à des services proposés à des entreprises, des ONG, des agences des organisations internationales ou aux forces armées des pays en voie de développement.

Cette nouvelle doctrine d’intégration des acteurs civils dans les processus militaires conduit ces derniers à « différentes postures allant de la recherche du partenariat pour des raisons commerciales au refus pour des questions de principe (indépendance de l’humanitaire pour les ONG). Cependant des paramètres structurels limitent les marges de manœuvre des ONG. »


Une discussion sinistre fin 2006 avec le commandant du détachement militaire rwandais de la force africaine installée juste à l’extérieur de la ville de Zelingei à l’Ouest du Soudan, au Darfour, éclaire un volet de la réalité. Son camp est composé d’une multitude d’énormes tentes et de préfabriqués modernes, blancs. Dans son bureau glacé, climatisation lancée à pleine charge, il est en petite chemise d’uniforme alors que je me calfeutre dans mon blouson, quasiment congelé. Il a sous ses ordres 300 hommes incapables, dit-il, de faire quoique ce soit. En effet ce n’est qu’en période de calme  qu’ils patrouillent dans la ville et les camps où se sont réfugiés plus de 150 000 déplacés. En période de tensions ils risqueraient de se faire attaquer et ne seraient pas assez nombreux pour se défendre. Et pour la même raison, quand des malheureux déplacés tentent de bénéficier d’une protection en s’installant la nuit aux portes du camp militaire, ses soldats ne bougent pas.

Et ceci alors que les membres des ONG, des Soudanais, de nombreux Africains et Européens sont présents tous les jours parmi les déplacés pour organiser des projets, des distributions alimentaires avec le Programme alimentaire des Nations Unies, tenir des dispensaires et des écoles, développer du maraîchage, des constructions d’adduction d’eau ou de latrines, des activités économiques.


Certaines suites données aux attentats du 11 septembre 2001 contre New York manifestent aussi la confusion des esprits. Sous prétexte de lutter contre Al-Qaida, les Etats Unis bombardent les villages afghans tout en parachutant ailleurs de ridicules colis alimentaires jaunes dont peu de gens ont besoin. C’est encore le mélange de l’humanitaire - cette fois ci sous forme de colis - et du militaire - cette fois ci des bombes. Les réfugiés fuyant les Américains rejoignent au Pakistan leurs concitoyens chassés jadis par les Russes.



1 « Le débat stratégique américain. Militarisation de l’humanitaire, privatisation du militaire », CIRPES, Cahier d’Etudes stratégiques, 36 – 37, 2004