11_03_Didier Fassin

La raison humanitaire – une histoire morale du temps présent

Ed. de l’EHESS, avec Seuil/ Galliamard, 2010,358 pages, 21€


Médecin de formation, ancien membre de Médecins sans frontières (MSF) devenu anthropologue, l’auteur analyse la manière dont les sociétés contemporaines font face à l’intolérable. Il dissèque les causes du succès de la raison humanitaire, devenue objet de consensus dans la sphère politique. Il vise « à comprendre comment les sentiments moraux sont entrés en politique au cours des dernières décennies » (p. 13). Une sorte de collusion est en train d’éclore entre l’humanitaire et le compassionnel. Mais que se passe-t-il lorsque la compassion prime la justice ? Lorsque le mot souffrance veut dire inégalités, et que traumatisme veut dire violences ? Au nom de quoi des actions deviennent-elles légitimes parce que déclarées humanitaires ?


A partir de multiples observations de terrain, Didier Fassin fait apparaître une morale où l’humilité de l’obligé se substitue à la revendication de l’ayant-droit. Le gouvernement - les dispositifs des institutions publiques au sens large – est appelé « humanitaire », car fondé sur une double revendication/affirmation d’humanité : celle qui rassemble les hommes et les femmes vivant sur terre, celle qui exprime la sympathie que nous éprouvons pour nos semblables, notamment ceux qui souffrent. Toutes les vies sont sacrées. Toutes les souffrances valent d’être soutenues. « Davantage que dans le renouveau des expressions des religions, l’ultime victoire du religieux serait dans sa permanence au cœur de nos valeurs laïques démocratiques – dans la valeur accordée à la vie et le sens donné à la souffrance » (p. 321).


Des politiques compassionnelles sont décrites en détail. En France : création de lieux d’écoute pour les exclus, aide d’urgence aux chômeurs et précaires, régularisation des étrangers pour raisons médicales, traitements réservés aux demandeurs d’asile. A l’étranger : accueil des enfants victimes du sida et de violences, gestion des sinistrés de catastrophes, assistance aux victimes de conflits, relations cherchées entre le témoin et la victime.

Plus largement, c’est toute une évolution des politiques sociales qui est interrogée. Le chapitre relatif à la mise en œuvre d’une nouvelle aide financière par le gouvernement Jospin en 1998 est intitulé « Un choix pathétique ». Le « Fonds d’urgence sociale » devait apporter une réponse politique au mouvement des chômeurs et des précaires ; la décision de distribuer un milliard de francs illustre la fonction de régulation sociale de la charité publique. L’étude des dossiers de demande et des méthodes des services sociaux montre comment les « bénéficiaires » savent s’adapter et mettre en avant l’appel à l’aide : c’est là le registre de la réponse, alors que dans la rue ils réclament des droits ! Les agents de l’Etat fournissent un travail acharné pour recevoir les personnes, étudier les dossiers, siéger dans des commissions d’attribution. Tout cela pour des aides de quelques centaines d’euros ! Plus largement le lecteur s’interrogera sur le montant des allocations sociales. Un RSA mensuel pour une personne seule s’élève, début 2011, à un peu moins de 470 euros. A l’image des journalistes qui passaient quelques semaines avec des sans domicile fixe, pourquoi ne pas inciter des conseillers ministériels à vivre un mois avec 470 euros ?


A propos des mécanismes de régularisation des demandeurs d’asile, Didier Fassin dévoile la même substitution de la raison humanitaire, la logique de compassion, à la protection juridique. En 1981 il s’agissait de travailleurs immigrés sans titre de séjour, en 1991 de déboutés de l’asile, en 1997 d’étrangers en situation irrégulière du fait des lois Pasqua et Debré. Ce glissement vers une « humanitarisation du droit » – belle formule qui fait ressortir toutes les contradictions à l’œuvre – se manifeste avec éclat lors de l’échouage sur les côtes varoises, en 2001, d’un cargo ayant à son bord neuf cent huit personnes affirmant être des Kurdes irakiens. Certains responsables politiques de gauche prônent la fermeté et de ne pas préjuger des décisions administratives à venir suivant les règles de l’asile. L’émotion de l’opinion publique pousse cependant le premier ministre, Lionel Jospin, à libérer les naufragés en leur donnant un sauf-conduit qui leur permet de demander l’asile. Ainsi, après avoir voulu résister aux entreprises criminelles des passeurs, l’émotion a gagné et il a fallu composer au nom de la compassion. « Là où il aurait suffi de se réclamer de la Convention de Genève de 1951, on invoquait les sentiments moraux, et même des réflexes émotionnels pour justifier l’aide. (…) Pour requalifier l’asile, il faut dorénavant l’inscrire sous la raison humanitaire ». Sans l’énoncer explicitement, Didier Fassin met en évidence une régression du droit, et une montée potentielle de l’arbitraire.


Un chapitre consacré à l’action humanitaire dans l’Irak bombardé en 2003 s’appuie sur l’expérience de l’ancien vice-président de MSF, qui s’intéresse ici aux fonctionnements des ONG plongées dans des choix moraux. Les liens avec le monde politique sont rappelés : « Trois anciens présidents ou vice-présidents de [MSF] sont devenus ministres, certains ont eu des mandats électifs, d’autres sont entrés dans la haute fonction publique. (…) A l’inverse, d’anciens ministres des Affaires sociales et de la Santé devenaient présidents des grandes associations comme Action contre la faim et la Croix-Rouge française ». Chez MSF, les débats seront vifs à propos du maintien du personnel en Irak à l’époque de l’attaque américaine de 2003. Six membres resteront, comme quelques-uns de Première Urgence. Les cent salariés et centaines de bénévoles de Caritas Irak répartis dans tout le pays ne se posaient pas la question : ils étaient irakiens.

D’un côté la volonté militaire du zéro mort, de l’autre la réponse brutale sur le prix à payer par les civils qu’exprime Madeleine Albright à propos du demi-million d’enfants irakiens morts en raison du blocus économique des Etats-Unis : « C’est une décision difficile, mais nous pensons que c’est le prix à payer ». Et Didier Fassin de noter : « L’injustice de la guerre d’aujourd’hui ne tient plus dans les carnages (…) entre les camps opposés comme jadis, mais (…) dans l’inégalité de la valeur des vies sur les champs de bataille : vie sacrée des armées occidentales (…) ; vie sacrifiable non seulement des troupes ennemies, mais aussi de leurs populations civiles, dont les pertes ne sont qu’imprécisément dénombrées ».


A la fin d’un chapitre émouvant sur le massacre des enfants sud-africains malades du sida, l’auteur écrit que la compassion « peut paradoxalement s’avérer un sentiment qui permet de faire l’économie d’une action plus exigeante ». Il rejoint ainsi Hannah Arendt et sa célèbre affirmation1, « La compassion sans la justice est l’un des complices les plus puissants du diable ».

Cet ouvrage fait avancer la réflexion sur la nécessité de ne pas mélanger la raison et les émotions humanitaires. Cependant il est dommage que Didier Fassin reste en position d’observateur et ne s’engage pas plus sur la politique juste vue par les victimes et les exploités ; la dignité de la personne doit résonner avec le bien commun.


Denis Viénot

1 Citée par Gilles Bernheim, Grand Rabbin de France, Le Monde, 31 décembre 2010

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