Couvent de La Tourette1

Rencontre dominicaines 2010 – 2011

12 février 2011


OÙ VA L’HUMANITAIRE ?


Denis Viénot2



Beaucoup d’entre vous savent que lors d’interview radio, télévision ou débat public, quand on vous pose une question et que la réponse est, soit complexe, soit pas une évidence pour vous, l’astuce est de répondre à votre interlocuteur par une autre question. C’est pourquoi, je vais utiliser cette vieille ficelle non par simple jeu de pirouette car la question « Où va l’humanitaire ?» amène un faisceau de réponses qui parfois se contredisent entre elles, selon les contextes géographiques et politiques. Et parfois aussi, sont des réponses vraies aujourd’hui, peut-être fausses demain.

Bref nous sommes face à la complexité et pour ne pas nous perdre, je vous propose un plan en 5 questions dont la dernière, bien entendu, sera « Où va l’humanitaire ? »



1. QU’EST-CE QUE L’HUMANITAIRE ?


Des précisions de vocabulaire

Tout d’abord, quelques flashes sur des mots afin que notre dialogue repose à peu près sur le même champ sémantique.

Humanitaire : forme d’aide, de solidarité destinée aux populations pauvres.

Homme : un individu masculin ou féminin sexué de l’espèce homosapiens

Humanité : l’ensemble des hommes ou le caractère de ce qui est humain.

Droits de l’homme vise l’individu dans ses droits civils, politiques, économiques, sociaux, culturels.

Droit de l’humanité vise la globalité de l’espèce humaine.


Si à première vue ces précisions paraissent élémentaires, elles sont nécessaires quand par exemple, Didier Fassin dans son livre « La raison humanitaire »3 considère que le gouvernement - défini comme étant constitué des dispositifs et actions de l’Etat, des collectivités territoriales, des organismes internationaux, des institutions politiques au sens large – est « humanitaire » ; pour affirmer cela il se fonde sur une double humanité : celle que forment les hommes et les femmes vivant sur terre, celle qui est la sympathie que nous éprouvons pour nos semblables et notamment pour ceux qui souffrent. Vous voyez déjà pointer là le bout du nez de la complexité de la question.


Ainsi le concept d’humanité est fondamental4 car il a atteint un stade planétaire. Il est essentiel que l’humanité soit considérée comme un sujet englobant la vie internationale et un sujet du droit international. Quelques exemples de traités qui lui reconnaissent une existence :

Il faut développer et faire reconnaître le droit de l’humanité. Déjà dans les années 1970, le Club de Rome avait abordé une problématique mondiale avec quatre axiomes :


Droits de l’homme, droit humanitaire et droit de l’humanité sont au confluent de trois démarches complémentaires, celle des droits de l’homme, celle de l’écologie et celle du développement durable. Et si de divers côtés islamistes et asiatiques particulièrement hindouistes en Inde, on dit qu’il s’agit d’une problématique occidentale, certaines grandes voix viennent les défendre, comme Aung San Suu Kyi : «  Les Birmans ont du mal à croire que leurs valeurs traditionnelles puissent s’opposer à ces concepts qui accordent aux humains une dignité naturelle et des droits égaux et inaliénables. Si les idées et croyances devaient perdre leur valeur dès lors qu’elles sortent de leurs frontières géographiques et culturelles d’origine, le bouddhisme serait lié à l’Inde du Nord, le christianisme à une bande étroite du Moyen-Orient et l’islam à l’Arabie ».

De même dans le rapport Brundtland de 1987 pour qui le développement durable « répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs ».

Rober Solow, explique quelques années ensuite que la durabilité impose de laisser à la génération suivante « tout ce dont elle a besoin pour avoir un niveau de vie au moins égal au nôtre et veiller de la même façon aux intérêts de la génération qui lui succèdera ».5

Enfin Benoît XVI, dans son Message pour la Journée mondiale de la Paix 2010 dit la même chose : « Nous sommes tous responsables de la protection et du soin de la création. Cette responsabilité ne connait pas de frontières. (..) Toute personne a donc le devoir de protéger l’environnement naturel pour construire un monde pacifique. (…) C’est aussi une opportunité providentielle pour offrir aux nouvelles générations la perspective d’un avenir meilleur pour tous ».


Qu’est ce que l’humanitaire ?

La réponse ne peut être univoque ; ainsi de l’humanitaire tel que le définit Didier Fassin à Gustavo Gutiérrez, pour qui l’humanitaire est de regarder l’histoire à l’envers, c'est-à-dire en nous plaçant du point de vue des peuples opprimés. Il s’appuie sur l’exemple de Bartolomé Las Casas qui condamne les guerres contre les Indiens : « Je répète de nouveau que toutes les conquêtes et toutes les guerres qui ont été faites depuis la découverte des Indes ont toujours été injustes, tyranniques, infernales et que ceux qui ont pris part ont été des impies, des brigands, de cruels tyrans qui ont commis là-bas des péchés inexpiables, car tout ce qu’ils ont acquis le fut par la violence, le vol, l’agression, l’oppression. Le Christ est fouetté, martyrisé, souffleté et crucifié, non pas une fois mais des milliers de fois. »6

Entre Fassin et Gutiérrez, la palette de réponses à la question « Qu’est ce que l’humanitaire ?» est large et vous en verrez des exemples tout au long de cette réflexion.


La définition proposée par un site internet ivoirien7 montre la difficulté de calibrage d’un concept étroit ou englobant :

La notion d’action humanitaire connaîtra une approche définitionnelle véritable dans le droit international  humanitaire (conventions de Genève) au regard duquel elle a pour objectif "  d'apporter protection et assistance aux victimes d'une  situation de conflit armé ou de violence interne ", dans le respect des " principes d’humanité,  d’impartialité et de neutralité "

Ainsi définie, l’action humanitaire se résumait au secours  d’urgence dont l’objectif est limité à court terme en répondant à un besoin vital immédiat .

Dans le souci d’aller au-delà de l’urgence et sous l’influence de la notion de droit de l’homme, le concept  d’action humanitaire s’est fortement élargi, pour  intégrer tous types d’interventions en situations  extrêmes, qu’elles soient d’origine naturelle ou provoquées par l’homme (conflits armés, mais aussi  cataclysmes naturels, catastrophes technologiques, pénuries alimentaires, déplacements massifs de populations, questions de santé publique…).

L’action humanitaire couvre des actions  très diverses, dont la fourniture de secours  d’urgence aux victimes de catastrophes  naturelles et de guerres, la prévention des  catastrophes, l’assistance aux réfugiés, ou  encore la réalisation de travaux à court terme de réhabilitation et de reconstruction. »

Au-delà de cette approche, le concept d’humanitaire devient intégrateur de multiples actions sociales, médicales, économiques, voire de plaidoyer. Dans le cadre de cette conférence le concept retenu dominera du côté des actions d’urgence, de réhabilitation et de leurs suites dans le domaine du développement, selon la vision qui prévaut au sein de la communauté des organisations internationales et des ONG :


« La relation urgence-réhabilitation développement reste une difficulté méthodologique et opérationnelle majeure. Les programmes d’aide humanitaire et de coopération au développement sont de nature différente. La finalité de l’action, les mandats, les savoirs faire et les objectifs sont distincts. De même, les instruments et les méthodes de travail diffèrent sur de nombreux points (lien avec les partenaires, rôle des autorités nationales, etc.).

L’approche linéaire du continuum dans le temps a longtemps été privilégiée. L’aide d’urgence est mobilisée pour porter secours aux populations touchées. Les activités de reconstruction et de réhabilitation sont ensuite mises en place jusqu’à ce que la reprise des programmes de développement devienne possible. Or les crises n’évoluent que très rarement de façon linéaire.

Depuis quelques années, la complexification des crises oblige à dépasser la dichotomie classique entre urgence et développement. Dans ce nouveau contexte, s’est développée l’approche du « continuum » urgence / développement, qui reflète mieux la complexité des situations impliquant le chevauchement entre les actions de court et de long terme, et des dynamiques spatiales différentes.

Ce type de situation pose des problèmes nouveaux aux acteurs internationaux, qu’ils soient opérationnels ou bailleurs de fonds. Cela implique de réfléchir à des mécanismes de coordination et de concertation appropriés. Comment mieux travailler ensemble ? »8


Par qui est fait l’humanitaire ?

Le plus évident dans l’imaginaire collectif, ce sont les ONG, mais qui en plus de l’aide humanitaire, peuvent avoir une fonction de médiation, plus ou moins en lien avec le retour de réfugiés, la réorganisation de services publics, l’eau, la santé, les écoles, l’agriculture etc. Avec toutes les dérives possibles quand l’humanitaire rentre dans des domaines non habituels. Sans compter qu’il leur faut rester neutre dans la gestion des dons et des aides en évitant les violences. Elles doivent conduire des actions équilibrées : le cas classique est de soutenir la population locale chez laquelle sont installés des camps de réfugiés. Elles font ce que l’Etat ne fait pas, vont là où il ne va pas, proposent une alternative, sont des structures légères et ont donc le beau rôle car elles n’ont pas à gérer les contradictions d’une puissance publique.


Deuxième type d’acteurs : des personnalités politiques de stature mondiale, d’anciens chefs d’Etats comme Jimmy Carter, des hauts fonctionnaires, des financiers philanthropes comme George Soros, Bill Gates, des artistes. Ainsi George Clooney a mis en place le « Satellite Sentinel Project » pour prévenir tout crime de guerre au Sud-Soudan où des référendums d’autodétermination ont eu lieu en janvier 2011 : « Nous voulons que les auteurs potentiels de crimes sachent que nous les observons » ce qui se fait en utilisant des satellites commerciaux pour surveiller la région.


Troisième type d’acteurs : les forces religieuses dont l’efficacité apparait dans la médiation des conflits intra-étatiques.

On peut penser au rôle d’évêques locaux, Mgr Ruiz au Chipas, le Cardinal Sin aux Philippines ou San Egidio au Mozambique.


Quatrième type d’acteurs : les médias ; en 2010, quand un tiers de la population d’Haïti est frappée de plein fouet par un tremblement de terre, une secousse d’une autre nature bouleverse le monde : l’humanitaire et les médias s’assimilent et se confondent au lieu de faire alliance. Ainsi a-t-on pu voir sur le terrain des chaines de télévision venir avec leur propre équipe de secours.


Enfin et surtout ( !), les pouvoirs publics : les Etats qui ont un devoir incontournable dans l’action humanitaire. Car parmi les fonctions d’un Etat légitime, la fonction de répartition a pour but d'influer sur les inégalités. Ces politiques sont liées à des notions d'équité, de justice sociale. Les collectivités locales aussi qui sont proches de la population. Les organisations internationales jouent un rôle important d’action et de coordination : le Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations Unies, l’Organisation mondiale de la santé, même le FMI ou la Banque mondiale dont les orientations orientent les conditions de vie des populations.



2. D’OÙ VIENT L’HUMANITAIRE ?


Les origines idéologiques9

Six courants idéologiques au moins traversent l’humanitaire et s’entrecroisent. Au risque de la caricature, on peut identifier :


Chez les Chiites qui s’acquittent de la zakat, il y a un impôt, le Khoms (le cinquième), réparti par moitié à l’imam et aux orphelins, aux nécessiteux et aux voyageurs.

La sadaqa s’applique aux mêmes destinataires que la zakat mais aussi aux malades, à toute personne ayant des difficultés financières et à tout particulier ou organisme qui fonde des établissements d’utilité publique, notamment des mosquées.11


Ces idéologies fondatrices, même si elles ne s’interdisent pas d’aller chercher des références dans les autres familles, vont d’elles même induire bien des pratiques différentes en matière de projet, d’organisation, d’action, de communication, de rapport au politique.


Les origines chronologiques12


Toujours avec le risque de la caricature, on peut distinguer plusieurs générations de l’humanitaire récent.

La première génération vient en réaction aux conditions et conséquences des guerres de deux derniers siècles : Solferino pour Henri Dunant et la Croix Rouge, la guerre d’Espagne pour le Secours rouge qui deviendra quelques années plus tard le Secours populaire, et deuxième guerre mondiale pour le Secours Catholique en France. Tous trois portent dès l’origine une attention particulière aux personnes et proposent leur concours pour participer aux efforts de reconstruction de l’époque. Ils ont plusieurs points en commun : une idéologie fondatrice forte, la primauté du bénévolat, la participation à des réseaux internationaux qu’ils reçoivent d’entrée, réseaux d’Etats pour la Croix Rouge, politiques et syndicaux pour le Secours populaire, ecclésiaux pour le Secours Catholique. Qu’une crise survienne, chacun d’entre eux bénéficie de partenaires locaux qui sont là avant, pendant et qui resteront chez eux après la catastrophe. En cas de crise, la question n’est pas de savoir s’ils vont partir ou pas, mais d’apprécier dans quelles conditions ils vont poursuivre leur action. Autres spécificités, ils ont su évoluer, se développer et passer de la distribution de biens en tous genres à la promotion des personnes. La pauvreté dans les pays riches a été pour eux la provocation qui leur a permis de passer d’un statut de généraliste de l’action caritative à celui de multi spécialiste.


La deuxième génération prend appui sur l’expansion économique au Nord qui rend d’autant plus urgente l’interpellation sur le scandale de la faim dans le monde. En pleine période des « trente glorieuses », au cours des années 60, à l’appel de la FAO et des Eglises, nait la génération des « développeurs ». Ils reprochent à la génération précédente l’absence d’analyse économique et politique sur les questions de sous développement. C’est la création du « CCFD », de « Frères des hommes », de « Terre des hommes » et des premières campagnes pour un commerce équitable. Cette génération saura allier une action de terrain avec une animation de l’opinion et de groupes locaux à partir d’exemples emblématiques.


Mais avec le blocus du Biafra en 1967 on atteint sans doute un des paroxysmes de la souffrance humaine. Selon le troisième courant qui va alors émerger, à quoi bon parler du développement s’il ne rend pas impossible ce genre de massacre ? Le développement reste « un échec ». La seule urgence est de pouvoir accéder aux victimes, d’intervenir de façon rigoureuse et professionnelle, d’avoir le courage de témoigner et de dénoncer les responsables de pareils massacres, d’assurer un lobbying politique, d’être fortement présents dans les médias, tant il est vrai que les évènements et les situations n’existent que parce qu’on les a vus… à la télé. Ce sera la naissance de tous les « sans frontières ».


Plus près de nous, l’humanitaire hésite. La coopération décentralisée conduite par les villes, les conseils généraux, des entreprises, des groupes de particuliers qui refusent la collaboration avec « les – supposées - grandes machines humanitaires » justifient leur choix par la proximité, le concret, le contrôle direct (espéré) et le bénéfice pour … le donateur. De l’autre côté, la crise de la représentation dans les sociétés occidentales puis mondiales provoque l’émergence de mouvements de chômeurs, de sans papiers, de sans logements, de sans terre, et des ONG du Sud. Ce dynamisme témoigne du développement des associations et de la volonté d’expression directe dans le débat public.


Par ailleurs les ONG musulmanes13 ciblent clairement les Musulmans comme bénéficiaires. Ayant vu le jour dans les années 70 -80 en réaction à la perception d’une menace - perte d’identité, pouvoir, dérive morale, misère grandissante – qui explique les quatre stratégies qu’elles conduisent les unes et les autres :

  1. les partisans de l’action subversive voudront s’attaquer aux intérêts américains et sionistes et associerons donc action caritative et si besoin action violente

  2. pour ceux qui veulent maintenir la pureté territoriale de l’Islam, la lutte territoriale sera liée à l’action caritative

  3. pour les tenants de la conciliation on développera des relations avec les autres ONG « car c’est au contact de l’ennemi qu’on le neutralise »

  4. pour les caméléons il faut séduire ou terrasser.


Quelques mots sur le parallèle Chrétiens – Musulmans. Trois caractéristiques des ONG chrétiennes suscitent la défiance des ONG islamiques, car


Quelques différences entre les ONG chrétiennes et islamiques :


Les logiques des pays sont différentes :

La Chine lie clairement aide, commerce et achat de matières premières



3. QUE FAIT L’HUMANITAIRE ?


Dans quel monde ?16


Qu’en est-il du monde actuel ? Les grandes tendances ? Les tendances lourdes ? Les mutations centrales ? Quels sont les grandes questions, les grands enjeux ?

Pour des raisons pédagogiques, je classerai arbitrairement les problèmes et les enjeux de la planète en cinq défis.


1. Défis démographiques et alimentaires.


La terre comptait 1,6 milliard d’habitants en 1900, 2,5 en 1950, 6,7 actuellement et nous allons doucement vers un pallier, une stabilisation de cette population aux alentours de 10 milliards vers 2050. Avec des évolutions divergentes certes dans les divers continents. Le continent où la population va encore augmenter d’une manière très importante est l’Afrique.

La croissance démographique mondiale se produit maintenant presque exclusivement dans les pays les plus pauvres du monde. Ceux-ci enregistreront une multiplication par deux de leur population. Environ neuf jeunes sur dix vivront dans des pays en développement. Ainsi, le Rwanda passera en 40 ans de 9,9 millions à 22 millions d’habitants pour un pays d’une surface de 26 000 km2. L’Afghanistan passera de 28,4 à 53 millions d’habitants, le Pakistan de 180 à 335 millions, le Bangladesh, sur une surface de 144 000 km2, passera de 162 à 222 millions d’habitants, soit 1541 habitants au km2 pour 1126 aujourd’hui !


Les grandes craintes liées à l’explosion démographique des décennies passées n’étaient pas vraiment fondées. La planète peut se permettre d’abriter dix milliards d’habitants. Elle peut les nourrir. Quelques craintes sur l’empreinte écologique. Sur la manière de gouverner de telles masses humaines. Mais ce n’aura pas été l’apocalypse annoncée par certains (on a oublié les débats sur ce sujet des années 80 ou 90, voir la conférence de Pékin sur la population).

A retenir : l’augmentation de cette population aura lieu entièrement dans des pays pauvres.


Les migrations sont-elles liées à ces différentiels dans l’augmentation de la population ? Les migrations sont des phénomènes à cause multiple, on ne peut pas lier d’une manière mécanique augmentation de la population et migration. De plus, on ne peut pas considérer uniquement les migrations internationales. Il y a les flux internes à un pays (surtout s’il est grand, comme la Chine). Et les migrations internes à un continent. C’est une vision européo-centrée que de ne considérer que les migrations pays pauvres vers l’Europe. Ou Afrique vers l’Union Européenne. La majorité des migrations sont internes à un continent : d’un pays africain vers un autre, de l’Ukraine ou la Moldavie vers l’Espagne. Ou migrations internes à de grands pays : Brésil, Chine…


Les migrations des zones rurales vers les villes posent en fait le plus de problèmes : c’est l’urbanisation de notre monde. C’est le risque de bidonvillisation du monde : sans doute 800 millions d’habitants vivent dans des bidonvilles. L’urbanisation croissante est sans doute inévitable. La question est de savoir si ce surplus de population urbaine ira s’entasser dans des bidonvilles ou dans des zones urbaines avec un minimum de commodités pour une vie digne.


La question qui subsiste est la vieille question, toujours non résolue, de l’alimentation des ces masses humaines. La sous-alimentation n’est pas résolue. Les émeutes de la faim réapparaissent, elles sont trop vite oubliées dans les pays riches. Mais pas dans les quartiers défavorisés des grandes villes de pays pauvres, où les habitants doivent acheter des aliments dont le prix peut exploser, pour se nourrir.


La sous-alimentation touche actuellement en gros un milliard de personnes. Ce qui est inquiétant est que ce chiffre qui durant trente ans n’a cessé de diminuer, s’est remis depuis 2008 à augmenter. La faim ne recule plus. Les experts estiment que la Terre peut nourrir dix milliards d’êtres humains moyennant quelques précautions dans l’usage des sols et dans la répartition des ressources. Ce n’est pas un problème technique ou un problème d’agriculture. C’est un problème d’organisation des marchés des produits alimentaires. On doit citer ici les effets désastreux du réchauffement climatique, les terres agricoles consacrées à la production d’énergie (agro carburants)… Il faut se pencher à nouveau sur les questions de l’agriculture et de l’alimentation… Etre attentif à la nouvelle définition de la politique agricole commune de l’Union Européenne dans les années 2013 et suivantes.


L’agriculture n’est pas un secteur de l’économie comme n’importe quel autre (le gaz ou l’automobile). Ce secteur permet à la moitié de l’humanité de survivre, de vivre, d’avoir une activité (agricole), certes avec des rendements et productivité faible. La solution ne consiste pas à transformer l’agriculture en un « secteur moderne » aux mains d’entreprises multinationales (fussent-elles européennes ou françaises), mais d’augmenter les revenus (et la production) d’un milliard de paysans, qui n’ont en général que leurs bras pour cultiver la terre, et assurer la subsistance de leur famille. La question est : comment assurer le maintien d’une population agricole et rurale suffisante pour sauvegarder les équilibres fondamentaux. On devrait trouver les quelques dizaines de milliards de dollars nécessaires pour apporter la sécurité alimentaire aux affamés et relancer le secteur agricole (à comparer aux milliards dépensés pour sauver le secteur bancaire).

Les achats ou le plus souvent les locations à long terme de terres agricoles par des pays ou des entreprises ne sont pas actuellement un problème global massif.17


L’urbanisation. La population urbaine, aujourd’hui de 3,3 milliards, quatre fois plus qu’en 1950, représente 53 % de la population mondiale. D’ici 2030, les villes devraient regrouper près de 5 milliards d’habitants, une augmentation qui se fera à 93 % dans les pays du sud. UN-HABITAT estime que si les tendances actuelles se poursuivent, 1,4 milliard de personnes vivront dans des bidonvilles en 2020 et 2 milliards en 2030. L’humanitaire est déjà confronté à ce phénomène. Ainsi dans le bidonville géant de Kibera (Nairobi, Kenya) qui compte un million d’habitants et où des ONG sont intervenues après les affrontements inter ethniques qui ont suivi les élections de décembre 2007 dans le pays. Nous aurons sans aucun doute de plus en plus à intervenir en zone urbaine en matière de sécurité alimentaire, d’accès à l’eau potable et à l’assainissement et de santé. Saurons-nous le faire efficacement à l’échelle requise et en partenariat, ici et là-bas, sans nous substituer aux acteurs locaux ?

2. Défis technologiques : l’emballement des innovations


Nous vivons depuis toujours avec l’idée du progrès scientifique et technique. Qu’y a-t-il de nouveau ? Mais les révolutions scientifiques ne sont pas linéaires, il y a des paliers et des périodes d’emballement. Or précisément actuellement, nous vivons une période d’innovation rapide dans deux domaines.


Le monde de l’informatique et de la communication. Ces techniques de l’information et de la communication bouleversent non seulement certains aspects techniques mais aussi notre rapport au temps, à l’espace, aux autres. L’ordinateur, le cybermonde… je ne vais pas détailler. Vous connaissez cela. Un formidable gain de productivité est apparu. Du même ordre que les révolutions techniques du passé provoquées par l’introduction de la machine à vapeur ou un siècle plus tard par l’électricité. Ces gains de productivité entraînent des modifications sociales et sans doute aussi psychologiques. Des mémoires fantastiques (Google), un accès que l’on croit universel (Internet) mais l’être humain ne peut pas seulement entasser et surfer : il a besoin de s’arrêter, réfléchir, critiquer, juger, structurer sa pensée….


Les progrès des sciences du vivant sont aussi rapides et profonds. Le génie génétique se répand. Tant qu’on parle de progrès médical (soigner des maladies), cela ne pose guère de problème apparemment… il y a aussi de redoutables questions éthiques qui se posent à nous : sur la manipulation du vivant, sur les OGM, sur l’application du principe de précaution (faut-il jouer à la roulette russe ?)….Toutes ces questions ne sont pas forcément neuves, mais elles ont pris une actualité renouvelée.


3. Défis économiques : turbulences économiques et financières.


L’économie mène le monde certes, mais on ne sait pas où il va. Accroissement phénoménal des échanges et des richesses. La planète s’est enrichie d’une manière phénoménale. Question : pour qui ? À quel prix ? Pour quelle durée ?


La croissance. On pourrait discourir sur ce sujet pendant des heures. La question pour nous est : les inégalités augmentent-elles ou non ? Y a-t-il des laissés pour compte ? Des gens, ou des peuples trop démunis qui ne peuvent monter dans le train de la mondialisation et donc n’en profitent pas ?


Les inégalités s’accroissent-elles ? Au point de devenir contreproductives pour l’économie ? Ou de devenir ingérables au plan social ; par exemple, la Chine peut-elle se permettre de vivre avec de telles inégalités ? Ou la société chinoise explosera-t-elle un jour ? La planète entière peut-elle se permettre de vivre avec de telles inégalités ? Cela touche la question des PMA, pays moins avancés qu’on appelle maintenant pays fragiles ou Etats fragiles. Les inégalités sont-elles insoutenables ? Inégalités internes à chaque pays, ou/et entre pays ?


Après croissance et inégalité, troisième point : la financiarisation de l’économie. La finance domine le monde économique. Toutes les transactions économiques sont gérées, sont vues sous l’angle financier. Est-ce sain d’un point de vue économique ? Quel est le niveau de prise de risques à ne pas dépasser?

Et en corollaire, les relations humaines sont vues comme des « choses », comme des services que l’on peut acheter et vendre : d’économique, la financiarisation est devenue aussi sociale.


4. Défi écologiques et énergétiques.


La question écologique renvoie aux mots (maux) suivants: déchets, risques industriels, risques de détérioration du milieu environnant… peut-on continuer ainsi ?


Epuisement des ressources naturelles ?

Crise de l’énergie : allons-nous vers un épuisement du pétrole ? Et avant l’épuisement, vers une augmentation du prix du pétrole : les plus pauvres ne pourront plus payer ce pétrole cher. Pour certains c’est pourtant indispensable : faire fonctionner les pompes à eau, transport minimum, etc.


Risque d’épuisement de l’eau. A cause de l’excès de consommation. Parce que dans certains pays, on consomme déjà l’eau fossile. Parce que certaines techniques agricoles consomment trop d’eau, épuisent les nappes phréatiques (pour faire du mais, et on fait du mais parce que les riches veulent manger de la viande, tous les jours…).

Tous ces risques sont une atteinte au patrimoine naturel et à ses équilibres. Ce qui entraine la question : notre modèle de gestion de la planète, notre modèle économique est-il durable ?


Question du réchauffement climatique.

A Cancun, en décembre 2010 des engagements ont été pris au plan de l’humanité tout entière :

La solution à ce type de problème, si solution il y a, n’est pas nationale, mais certains de ces biens sont par nature des biens publics à échelle mondiale. Donc la nécessité de trouver un système de gestion mondial. Au moins de gestion des biens publics : la stabilité climatique, l’eau (la gestion des bassins fluviaux dépasse en général la souveraineté d’une seul Etat, même grand comme la Chine pour les fleuves qui descendent de l’Himalaya).

Les engagements pris sont-ils une victoire des pays émergents, contre ONU ? Un nouveau processus de bas en haut s’engage, car chaque Etat prend des engagements que l’ONU compile : ce n’est plus une politique du patrimoine naturel mondial.

A cette évolution pourrait s’adjoindre de nouvelles pratiques du G8 ou du G20 qui fonctionne à côté des organisations totalement multilatérales.


  1. Défis géopolitiques 


Le paysage international a changé. Fin de la guerre froide. Il y a 193 Etats au sein de l’Organisation des Nations Unies (ONU).

Affaiblissement des Etats. Les Etats ne sont plus à la mesure des problèmes qui se posent à la planète (gestion des biens publics mondiaux : paix, stabilité climatique, lutte contre les pandémies… désertification, déforestation, etc).
Régionalisation : pas seulement l’Union Européenne, mais l’UE, nous la connaissons un peu mieux.

Sans faire l’impasse dans les défis géopolitiques de la montée des puissances non étatiques : entreprises, mafias, mais aussi courants de pensée… et pourquoi pas certains acteurs de la société civile (ONG)…



L’action humanitaire est protéiforme.

On peut décrire cette action sous six formes 18:

Forme 1 : Augmentation globale du nombre de crises nécessitant des interventions humanitaires d’urgence. L’apparition de nouvelles situations d’urgence complexe est plus importante que le nombre de celles aboutissant à une solution. Globalement le nombre de théâtres d’opérations nécessitant des interventions humanitaires est en croissance et leur accès pour les ONG humanitaires de plus en plus difficile.

Forme 2 : Utilisation de façon effective du droit international. Le droit international est utilisé comme un outil essentiel de régulation internationale. Les institutions comme la Cour pénale internationale et du Conseil de sécurité de l’ONU sont reconnues et fonctionnent. Ce développement s’accompagne d’une pénalisation progressive des relations internationales au niveau des États et de leurs responsables.

Forme 3 : Interventionnisme direct et renforcé des États dans les crises majeures, limité dans les autres cas. Les États occidentaux accroissent leur capacité d’intervention militaire dans le but de répondre massivement aux besoins d’urgence dans les crises géopolitiques majeures. En parallèle, les crises « secondaires » au regard de ces considérations géopolitiques sont abandonnées.

Forme 4 : En France une concentration du secteur des organisations non gouvernementales humanitaires. Un phénomène de regroupement et de concentration s’opère en France dans le secteur des ONG aboutissant à une diminution du nombre d’opérateurs et à une augmentation moyenne de leur budget. Au plan mondial il y a une augmentation du nombre des intervenants.

Forme 5 : Développement des logiques économiques par les ONG humanitaires. L’équilibre budgétaire, la valorisation des résultats sur le terrain, le développement technique, la justification chiffrée de chaque investissement et l’optimisation des organisations sont imposées par les principaux bailleurs de fonds publics. Cela se fait en créant des difficultés aux ONG des pays du Sud. Le rapport de la Cour des comptes sur le tsunami, janvier 2011,illustre cette approche à la fois légitime te éthique, mais problématique.

Forme 6 : Nécessité de développer des campagnes d’opinion ou d’actions militantes parallèles aux actions d’assistance sur le terrain. L’opinion publique répond favorablement au travail des ONG qui ont développé des campagnes d’opinion ou d’autres actions militantes en parallèle à leurs actions sur le terrain et délaisse les autres.

L’action entre humanitaire et société civile.

La société civile est l’ensemble des organisations autonomes de l'État. C'est le corps social, par opposition à la classe politique. Le Livre Blanc de la gouvernance de l'Union européenne donne cette définition : "La société civile regroupe notamment les organisations syndicales et patronales (les "partenaires sociaux"), les organisations non gouvernementales (ONG), les associations professionnelles, les organisations caritatives, les organisations de base, les organisations qui impliquent les citoyens dans la vie locale et municipale, avec une contribution spécifique des Églises et communautés religieuses".

Les organisations de la société civile (OSC) sont un élément vivant et essentiel de la vie démocratique des pays à travers le monde. Les OSC collaborent avec les peuples dans toute leur diversité et travaillent à promouvoir leurs droits. Leur travail et leurs pratiques sont à la fois dans les situations de paix et de conflits, du niveau local à la défense des politiques, et dans un continuum allant de l'urgence humanitaire au développement à long terme. Ces OSC sont des acteurs incontournables du développement ; mais leur efficacité est soumise à quelques conditions :19

Les OSC sont efficaces en tant qu'acteurs du développement lorsqu'elles développent et mettent en œuvre des stratégies, des activités et des pratiques afin de promouvoir les droits des individus et plus généralement, les droits de l'Homme, y compris le droit au développement, avec dignité, à un travail décent, à la justice sociale et à l'équité pour tous.

Les OSC sont efficaces en tant qu'acteurs du développement lorsqu'elles s'attachent à la promotion et à la pratique de la coopération du développement en représentant l'équité entre les sexes, en se faisant le reflet de l'expérience et des préoccupations des femmes, en soutenant l'effort des femmes afin qu'elles réalisent leurs droits individuels et collectifs, et qu'elles participent en tant qu'acteurs totalement autonomisés dans le processus de développement.

Les OSC sont efficaces en tant qu'acteurs du développement lorsqu'elles soutiennent l'autonomisation et la participation inclusive des peuples afin d'étendre leur propriété démocratique des politiques et des initiatives de développement qui affectent leurs vies, en mettant l'accent sur les personnes pauvres et marginalisées.

Les OSC sont efficaces en tant qu'acteurs du développement lorsqu'elles développent et mettent en œuvre les priorités et les approches afin de promouvoir un environnement durable pour les générations présente et future, y compris des réponses urgentes aux crises du climat, en tournant leur attention tout spécialement vers les conditions socioéconomiques, culturelles et indigènes pour une intégrité et une justice écologiques.

Les OSC sont efficaces en tant qu'acteurs du développement lorsqu'elles font preuve d'un engagement organisationnel soutenu à la transparence, d'une responsabilité multiple, et d'intégrité dans leurs opérations internes.

Les OSC sont efficaces en tant qu'acteurs du développement lorsqu'elles s'engagent à entretenir des rapports transparents avec les OSC et autres acteurs du développement, basés sur des objectifs de développement et des valeurs partagés, le respect mutuel, la confiance, l'autonomie organisationnelle, un accompagnement à long terme, la solidarité et la citoyenneté mondiale, de manière libre et d'égal à égal.

Les OSC sont efficaces en tant qu'acteurs du développement lorsqu'elles améliorent la façon de tirer un enseignement de leurs expériences, des autres OSC et acteurs du développement, en intégrant les faits avérés de la pratique et des résultats du développement, et en incluant le savoir et la sagesse des communautés locales et indigènes, afin de renforcer l'innovation et la vision du future qu'elles souhaiteraient construire.

Les OSC sont efficaces en tant qu'acteurs du développement lorsqu'elles collaborent afin d'obtenir de leurs actions de développement des résultats et des impacts durables, en se concentrant sur les résultats et les conditions d'un changement durable pour les peuples, en mettant spécialement l'accent sur les populations pauvres et marginalisées, afin d'assurer un héritage durable pour les générations présente et future.

Tous les gouvernements ont le devoir de faire respecter les droits de l'Homme les plus essentiels, entre autres, la liberté d'association, la liberté d'assemblée, et la liberté d'expression qui sont les conditions mêmes de l’existence des OSC.



4. COMMENT PRATIQUE L’HUMANITAIRE ?

Je simplifie de façon quelque peu outrancière, je vous l’accorde, mais ceci au bénéfice d’une tentative de clarté dans la réponse à cette question de la pratique humanitaire ; ce mot « pratique » qu’il faudrait toujours employer au pluriel.

Les principales caractéristiques des pratiques humanitaires sont le dynamisme de l’action – le soutien financier du public – le partenariat avec les pouvoirs publics. Ces pratiques sont à comprendre en lien avec l’évolution du contexte humanitaire international : réactivité/efficience dans l’action, gestion/audit, technicité et qualité des programmes, coordination des acteurs, plaidoyer et influence, disponibilité de ressources humaines expérimentées etc.

Pour clarifier mon propos je vais m’appuyer sur l’exemple de l’aide à l’Etat du Pakistan et de son fonctionnement. Quoique plus large qu’humanitaire au sens strict, sa description fait ressortir les contraintes qui l’accompagnent.

De 2004 à 2009 le pays a reçu des aides bilatérales de 21 pays et multilatérales de 7 organisations internationales. On assiste donc aux duplications des procédures, à de nombreuses sessions de travail chaque année avec les mêmes responsables pakistanais en partie. La coordination est complexe.

Une part importante de l’aide est sous forme de prêts. Trois ajustements structurels du FMI et de la Banque mondiale ont eu lieu de 1988 à 2000 avec des politiques de diminutions des subventions internes, d’augmentation des impôts ce qui entraîne une augmentation des intrants agricoles, semences, engrais, pesticides etc. L’augmentation des prix agricoles n’a pas compensé ces dépenses. De plus les augmentations générales des impôts frappent aussi les plus pauvres.

Depuis 2002 les politiques de réduction de la pauvreté ont apporté peu de changements. Et le FMI et la Banque mondiale qui interviennent beaucoup sous forme de prêts exigent évidemment le suivi de leurs règles, ce qui est indispensable pour obtenir de nouveaux prêts.

Juste un exemple de ces politiques : le budget de l’éducation nationale est actuellement de 2% du PIB, à comparer avec les 6% français. Et les yoyos de l’aide publique au développement compliquent évidemment les mise en œuvre des politiques, ici comme partout.

Les liens entre aide et politique internationale et militaire, entre politique et économie, sont flagrants dans ce pays :


Et même les actions d’aide et de reconstruction à l’occasion de catastrophes s’inscrivent dans ces mécanismes :


Cet exemple du Pakistan, vu du côté d’un état, montre que la pratique de l’humanitaire a besoin de normes partagées dans l’action. La coordination des activités avec d’autres organisations privées ou publiques est l’un des enjeux de cette pratique. Cela couvre tous les domaines de l’action sociale, des opérations d’urgence, du plaidoyer, de l’exercice de la mission de pastorale sociale quand il s’agit du caritatif.

Ainsi, dès 1992, une réunion de la Coordination des ONG au Liban rassemble des organisations libanaises, chrétiennes, sunnites, chiites ou laïques avec des partenaires étrangers comme le Secours catholique, le Secours populaire, MSF Belgique, la Caritas américaine ou le CCFD. Pendant deux jours les débats tournent autour de la sortie de guerre, des déplacés, de l’habitat. Les pro- et anti-Syriens se retrouvent à la libanaise en constatant que la Syrie est un marché de douze millions d’habitants… Tous souhaitent un pouvoir central fort dans un pays à structure confessionnelle, rituelle, tribale parfois ! Cette coordination qui se poursuivra encore en 2011 sera un cas exemplaire de coopération entre les chrétiens et les musulmans dans les domaines humanitaire, médical, social.


Aux Nations unies à New York, en décembre 2006, la rencontre avec un fonctionnaire international, Jan Egeland, aborde ces sujets. Il est secrétaire général adjoint pour les Affaires humanitaires et coordinateur des secours d’urgence. Norvégien, ancien ministre, ancien de la Croix-Rouge, il s’est illustré par son engagement au sujet de la Palestine et au Guatemala.

Les mécanismes de coordination deviennent de plus en plus compliqués, assure-t-il. Il y a dix ans, il y avait une centaine d’ONG internationales actives. Aujourd’hui il y en a cinq cents, et dans dix ans il y en aura mille ! La répartition des tâches entre les uns et les autres, à l’avance, est une solution qu’il privilégie. Mais pas facile à gérer car dans ce cas, les ONG doivent devenir plus prévisibles.


Le réseau Caritas est au cœur de ces processus avec d’autres organisations, dans la coordination des urgences ou l’élaboration de standards d’action, dans le traitement des questions relatives à la dette des pays pauvres, à la corruption, au changement climatique, au commerce mondial, etc.

Le projet Sphère – charte humanitaire et normes minimales pour les interventions lors de catastrophes – mis en place par une quinzaine d’organisations dont la Croix-Rouge, Caritas Internationalis, le Conseil mondial des Églises, Care, Oxfam, l’Armée du salut, la Fédération luthérienne mondiale, etc., a permis l’élaboration de centaines de normes minimales dans cinq domaines prioritaires: l’approvisionnement en eau et l’assainissement, la nutrition, l’aide alimentaire, l’aménagement des abris et des sites, les services médicaux. Ainsi la disponibilité moyenne d’eau pour la consommation, la cuisson des aliments et l’hygiène personnelle dans chaque foyer doit être d’au moins quinze litres par personne et par jour ; la distance maximale séparant tout foyer du point d’eau le plus proche de cinq cents mètres et le temps passé à faire la queue au point d’eau ne doit pas dépasser quinze minutes. Et il ne faut pas plus de trois minutes pour remplir un récipient de vingt litres. Concernant les abris, une surface minimum de trois mètres carrés et demi par personne est nécessaire.

La pratique de l’humanitaire est empirique ; empirisme dont elle engrange les succès et les échecs afin de trouver un régulateur normatif qui garde le naturel de l’humanitaire croisé à la technicité dont il a besoin pour être une véritable force dans la lutte contre la pauvreté.


Le lien entre l’Urgence et développement local manifeste le fonctionnement des mécanismes humanitaires.20

La revue Économie et Humanisme, pilotée par les Dominicains, publie en décembre 2005 un dossier spécial sur la solidarité internationale et les changements opérés par le tsunami de décembre 2004. Ses responsables me demandent un article sur l’urgence, le développement local et les capacités des réseaux. Le dossier s’engage sur une remarque essentielle de la rédaction : « L’humain, c’est aussi, si l’on peut dire, le trop humain, avec les possibles débordements d’une “com-passion” plus ou moins aveugle. Émotion, sympathie donnent une force intérieure pour agir. On ne compte plus. Être solidaire devient une nécessité. Mais de l’impulsion on peut glisser, comme un certain nombre d’observateurs l’ont analysé, à la “compulsion”, a fortiori si un effet de foule planétaire est soutenu, voire provoqué, par les médias. »

Une quarantaine d’auteurs contribuent à la réflexion. Je partage les réflexions suivantes : « L’expérience de Caritas Internationalis fait ressortir ce que sont, de l’urgence à l’action de développement et au plaidoyer, les limites, les potentiels et donc le “cahier des charges” de l’action d’un réseau international d’aide.


Enracinement local, projet mondial

On ne doit jamais l’oublier : lors d’un tremblement de terre, 80 % des vivants sont sauvés dans les quatre heures qui suivent la catastrophe. Cela s’est reproduit dans le Cachemire pakistanais en octobre 2005 (et en Haïti en 2010). Lors du tsunami, les sinistrés ont été secourus par la population du voisinage. La qualité des secours immédiats varie donc avant tout selon les capacités, l’expérience et la plus ou moins bonne organisation des services publics et des acteurs privés présents dans la zone sinistrée ou à proximité. Ensuite, la phase d’aide d’urgence – se vêtir, se nourrir, se loger – va vivre pour quelque temps les mêmes tensions.

L’évaluation des besoins, les traditions locales, alimentaires ou sociales par exemple, devront être prises en compte pour assurer une efficacité de l’offre. La distribution d’aliments, de matériel de cuisine ou de couchage, de produits hygiéniques, la mise en place de services médicaux doivent être coordonnées par les autorités locales, voire souvent avec les chefs coutumiers. Les habitants, en effet, connaissent les codes et les traditions. Pour la réhabilitation et la reconstruction, souvent, les ONG étrangères n’osent pas s’engager au fin fond des campagnes et des zones reculées. Les acteurs locaux, eux, n’ont pas les mêmes préventions.

Premiers secours, aides d’urgence, reconstruction à long terme: la présence des gens du pays est la clé de la réussite. Dans ce contexte, l’activité des organisations locales est d’un intérêt prédominant. Cette exigence trouve son application au niveau des quelques grands réseaux mondiaux privés d’aide qui existent aujourd’hui : celui de Caritas Internationalis, avec ses membres reliés à l’Église catholique, celui des Églises protestantes ou celui de la Croix- Rouge par exemple. Chaque fois, le même principe s’applique avec des variantes concrètes : un réseau mondial d’organisations nationales, plus ou moins indépendantes et une coordination internationale, plus ou moins opérationnelle. La coordination directe à partir du Secrétariat international de la confédération y est plus thématique qu’opérationnelle : le choix est de déléguer des tâches aux membres nationaux, indépendants, avec un mandat précis.

Suite au tsunami, le Secours catholique a ainsi un mandat pour la coordination au Sri Lanka, la Caritas allemande en Inde, l’américaine en Indonésie Mais ce mécanisme dépasse l’urgence et la reconstruction : la Caritas anglaise a un mandat pour le sida, Caritas Europa pour les migrations.

Le fonctionnement et l’efficacité d’un tel réseau se fondent sur la communauté vivante qu’il forme, sur une mission et une vision communes. La participation des bénéficiaires, le travail avec des groupes à créer et animer, autant de principes évidents pour tous que l’on retrouvera donc mis en œuvre par Caritas presque partout, du microcrédit à la reconstruction de maisons suite au tsunami, à la relance d’activités économiques ou à la réalisation de nouveaux équipements collectifs.


Des pratiques partenariales coordonnées

Au plan pratique, les opérations d’urgence imposent trois conditions sine qua non : d’abord des méthodes de travail connues et transparentes ; ensuite, des politiques de formation spécifiques, par exemple sur la gestion de ces opérations si particulières, sur les standards internationalement reconnus : eau, nourriture, abris temporaires, sécurité, gestion, comptabilité et audit, etc. ; enfin, des mécanismes de coordination, de répartition du travail associant des prises de décision claires, ainsi que la concertation, l’habitude d’agir ensemble, l’adaptation aux habitudes des uns et des autres.

Ainsi en Inde, au Sri Lanka, en Indonésie, chaque fois de façon modulée à partir des forces et faiblesses des Caritas nationales et locales, un tandem a-t-il été mis en place entre chacune d’elles et un partenaire qui apporte un soutien adapté, principalement en gestion des programmes et en communication. Cette méthode est fréquemment utilisée lors des urgences majeures : au Darfour la Caritas anglaise, en équipe avec l’organisation protestante norvégienne, fait le même travail auprès de Sudanaid, la Caritas Soudan, et auprès d’organisations protestantes locales.

Et pour bien fonctionner, les programmes et les méthodes de travail doivent intégrer les contraintes des uns et des autres qui ne sont pas identiques. Une radio espagnole n’interviewera pas en allemand. Le gouvernement hollandais a des formulaires de rapports financiers différents de ceux des États-Unis. Un évêque désirera un programme de visite de terrain plus « pastoral » qu’un ministre… Lors du tsunami, cette collaboration de long terme s’est chaque fois mise en place par pays après lancement immédiat, suite à la catastrophe, d’une équipe d’évaluation des besoins et de préparation des programmes: dans les pays touchés comme suite aux événements du Rwanda, au cyclone du Bangladesh ou à celui d’Amérique centrale, Mitch, les programmes s’étaleront certainement sur plus de cinq ou six ans et intégreront des activités ignorées au départ, encore impossible à imaginer.


Quatre questions nées du tsunami

Le tsunami a posé, pose, et posera des questions nouvelles qui sont loin d’être résolues, tant pour le travail dans les principaux pays concernés que pour les opérations en cours et à venir ailleurs dans le monde.

D’abord la gestion des différences culturelles. Il faut confronter les habitudes locales : le “chef” africain, le responsable sri-lankais qui se sentent outragés par des exigences de transparence mal formulées par une personne ignorante de leur culture diront trop vite que les Européens privilégient l’efficacité au détriment de l’âme. Le responsable d’un organisme du “Nord” qui ne sait pas que, dans tel pays, les chrétiens sont les plus pauvres des plus basses castes, et qu’il n’est pas scandaleux que la Caritas leur prête une attention un peu privilégiée, parlera trop vite de népotisme.21 Cette question des différences culturelles se gère peu à peu par une meilleure connaissance des uns et des autres.

Autre sujet : l’intégration des actions de “plaidoyer” dans les opérations d’urgence et surtout de réhabilitation. Au Sri Lanka particulièrement, la question de la terre, de la disponibilité de terres pour reconstruire, se pose avec acuité. En Inde et en Indonésie, aussi. Le réseau Caritas veut soutenir les efforts de Sedec, la Caritas du Sri Lanka, auprès de son gouvernement en ce domaine. Il faut donc ouvrir des coopérations internes nouvelles au sein des organisations humanitaires entre les “urgentistes” et les “politiques”.

Grâce au tsunami, deux autres thématiques surgissent clairement. D’abord, la nécessaire intégration, dans les programmes d’urgence et de reconstruction, de la dimension « Paix et Réconciliation ». Les aides apportées doivent se situer dans une dynamique de soutien à ces processus, en Indonésie et au Sri Lanka, mais aussi au Darfour, au Kosovo, en Tchétchénie, en Colombie ; le tsunami met en place des situations nouvelles à intégrer aux programmes à long terme. 22

La protection spécifique des femmes et des enfants est un sujet qui a particulièrement pris de l’importance à l’occasion du tsunami. La montée du trafic humain doit conduire à des volets d’action particuliers dans les programmes post-catastrophes.



  1. OÙ VA L’HUMANITAIRE ?


Les défis


L’humanitaire va ou vont les défis ; donc quels sont les défis auxquels nous sommes et seront confrontés ?


Le défi de la pauvreté23.

« La question de la pauvreté sera décisive dans ce contexte démographique d’exode rural et d’urbanisation. Nul doute que des progrès ont été accomplis dans la lutte contre la faim depuis le début des années 1990. Il n’y a pas que des mauvaises nouvelles. Mais il y a beaucoup d’interrogations. Où en sommes-nous des Objectifs du millénaire pour le développement après les crises économiques et alimentaires de 2008 et alors qu’une nouvelle crise secoue dangereusement l’Europe et la solvabilité des États les plus exposés face à la dette publique ? Prenons le cas de l’accès à l’eau potable et à l’assainissement qui constitue la première cause de mortalité au monde du fait des maladies hydriques (choléra, typhoïde, hépatites, …), dont 1,5 million d’enfants du seul fait des diarrhées. Le chiffre communément cité est celui de 900 millions de personnes qui n’ont pas accès à l’eau potable. Mais on ne dit pas assez que plusieurs milliards de personnes utilisent de l’eau dont la qualité est inconnue. De plus, 2,5 milliards de personnes n’ont pas accès à l’assainissement»


Le défi de la bonne gouvernance.24


« Le monopole des ONG occidentales sur le monde humanitaire s’exerce de manière beaucoup plus directe grâce à la suprématie économique des pays occidentaux. L’aide humanitaire internationale est aujourd’hui principalement financée par le monde occidental. Selon le Good Humanitarian Donorship (GHD), les plus gros donateurs au monde sont les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Allemagne. Les membres du GHD ne sont d’ailleurs que des pays ou organisations occidentaux (pays de l’Union européenne, Commission européenne, Norvège, Suisse, États-Unis, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande). Le rapport 2009 de Global Humanitarian Assistance (GHA) présente de son côté les derniers chiffres en matière de financement de l’aide humanitaire. Les pays donateurs y sont divisés en deux groupes, selon leur appartenance au Development Assistance Committee (DAC) de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économique). Ainsi sur 9 milliards dépensés dans l’aide humanitaire d’urgence en 2007 (dont 25 % alloués aux ONG), 8,7 milliards provenaient de pays membres du DAC-OCDE, les quelque 300 millions restant venant des pays non-membres, essentiellement l’Arabie Saoudite, le Koweit et la Corée du Sud.

L’Afrique est le premier continent bénéficiaire de cette aide humanitaire, à travers les interventions de l’ONU, du CICR et des ONG. En 2007, 17 % du total de l’aide humanitaire d’urgence était consacré au Soudan, 11 % à la Palestine, 5 % à la République Démocratique du Congo (RDC). L’analyse du financement et des bénéficiaires de l’aide humanitaire reflète donc parfaitement notre conception verticale de l’humanitaire : du Nord vers le Sud.

La marque de l’Occident sur l’aide humanitaire internationale est renforcée par la diffusion d’un mode de gouvernance spécifique par les bailleurs de fonds et les ONG. Les bailleurs imposent aux ONG un fonctionnement basé sur la rationalité, l’efficacité, l’approche stratégique, la « bonne gouvernance ». Autant de critères et d’éléments occidentaux qui deviennent omniprésents dans le monde de l’humanitaire, comme en atteste le développement de la littérature sur le management des ONG. Pour les ONG non-occidentales, une telle normalisation s’avérerait très coûteuse à la fois en temps et en argent, alors même que ces ONG sont souvent exclues des circuits de financement internationaux. Ce mode de gouvernance est un corollaire de la production de normes et de règles. Les codes de conduite, chartes humanitaires et autres conventions foisonnent et ces règles à vocation universelle sont établies par les ONG occidentales.

On peut citer notamment le projet Sphère, la norme HAP de redevabilité humanitaire et de gestion de la qualité, ou encore le groupe URD qui a développé la méthode Compas Qualité. L’adoption et le respect de ces codes deviennent peu à peu une condition sine qua none pour obtenir des financements. Le DFID britannique et les gouvernements australiens et suédois, par exemple, conditionnent l’attribution de leurs aides à l’adhésion au projet Sphère. Établir des règles pour l’aide humanitaire internationale n’est pas négatif en soi, à condition qu’une diversité réelle d’acteurs participe à cette démarche. »


Le défi des effets du monopole.25


« La première des conséquences de la mainmise de l’Occident sur la projection humanitaire s’exprime par la sélection des situations qui méritent une intervention et leur hiérarchisation. Le simple fait de considérer un théâtre d’action prioritaire sur un autre ne fait-il pas intervenir des référents fondamentalement occidentaux ? Et si une situation de crise mérite plus d’attention des ONG internationales qu’une autre, n’est-ce pas parce qu’elle correspond davantage aux principes et idéaux que les acteurs humanitaires diffusent par leur action ?

Sur ce point, la relation de dépendance de certaines ONG aux bailleurs de fonds peut être déterminante dans leur stratégie d’action. Ils imposeront en effet une affectation des ressources en fonction des projets qui correspondent à leur philosophie, mais surtout à l’image qu’ils veulent dégager de leur implication. On en arrive à une situation où il faut que l’humanitaire se vende, et où les victimes ne sont plus, selon la formule de Bernard Hours, que des « figurants passifs d’un marketing émotionnel ». La mise en place d’un projet implique certes des choix qui sont par définition discriminants, mais c’est justement dans la gestion de ces choix que le monopole occidental s’exerce. Le choix des partenaires locaux en est également une manifestation.

L’intervention humanitaire du Nord vers le Sud a longtemps été caractérisée par une disqualification des acteurs locaux et des capacités endogènes. Fortes de leur expertise dans la gestion de l’urgence, les ONG internationales ne nient pas le fait d’avoir besoin de partenaires locaux mais conservent pour certaines une relation de subordination vis-à-vis de leurs homologues. Les formes de solidarité endogène, dont on ne saurait nier l’existence, disposent d’atouts précieux dont les acteurs occidentaux devraient s’inspirer. Mais la façon dont les ONG internationales conditionnent leur coopération avec les acteurs locaux à des critères préétablis prouve leur manque de perméabilité aux enseignements directement issus du terrain. Il arrive même que leurs exigences contribuent à créer de toutes pièces une société civile parallèle à la société civile endogène et qui correspond mieux à ses exigences de partenariat. L’exemple du Mozambique est sur ce point éclairant. Avec l’afflux des ONG internationales dans les années 1990 s’est créé un réseau d’ONG locales financées de l’étranger et parlant anglais en réunion. Ces ONG étaient dans une démarche permanente de mise en conformité avec les exigences des ONG du Nord, ce qui passait par l’adoption de programmes et méthodes pensés dans le monde développé. Les ONG internationales ont longtemps pensé que les ONG locales correspondant aux critères de partenariat représentaient la pierre angulaire de la société civile mozambicaine alors que la plupart des bénéficiaires ne se reconnaissaient pas en elle.

L’intervention du Nord a donc fait cohabiter deux mouvances associatives locales, la première héritière d’une société civile ancestrale, la seconde, montée de toutes pièces pour correspondre aux attentes des ONG du Nord et donc des bailleurs. Cette tendance illustre un manque patent de reconnaissance de la part de l’Occident du droit à la divergence en termes de conceptualisation et d’action. L’application rigoureuse de critères de sélection exclut tout un pan de la société endogène pourtant reconnue par la population comme pleinement légitime.

Autre tendance lourde observée dans les modes d’action des ONG internationales : vouloir agir auprès des bénéficiaires sans impliquer l’État ou les autorités locales jugées corrompues et donc indignes d’être impliquées. Cette volonté de vouloir faire vivre ces principes d’intégrité et de transparence n’est pas une surprise en soi mais l’expérience montre qu’une action d’urgence menée en coopération avec une structure étatique légitime a beaucoup plus de chance d’atteindre ses objectifs qu’une action qui chercherait au contraire à court-circuiter les autorités locales au nom de la bonne gouvernance.

La troisième manifestation du monopole occidental réside dans la diffusion de normes, méthodes et procédures pensées au Nord et à peine modifiées pour correspondre aux sociétés du Sud. La façon même dont l’action s’organise sur place correspond à des schémas d’action en accord avec la rationalité occidentale des ONG d’urgence. C’est ensuite au cours des formations et des tentatives d’éducation des populations locales que le modèle se diffuse avec plus ou moins de succès d’ailleurs. Sans parler de techniques de management typique des sociétés du Nord, l’Occident partage et parfois impose sa façon de penser tel ou tel problème ainsi que les solutions qui l’accompagnent. La promotion de certains remèdes médicaux entre dans le cadre d’une culture médicale occidentale que l’on pense à tort ou à raison universalisable de par ses performances. Le monopole sur la production et la diffusion de ses normes passe par les centres de formation des humanitaires occidentaux où l’on apprend à de futurs acteurs de terrain à penser les problèmes et envisager des solutions. »


Le défi des catastrophes.

En 1980, il y a eu 380 catastrophes naturelles ; en 2010, 950. 3000 villes sont sur zones côtières de faible altitude (moins de 10m au-dessus du niveau de la mer) avec 400 millions d’habitants. Dont Alexandrie 2 millions, Lagos 10 millions à quelques dizaines de centimètres. Certaines de ces catastrophes enclenchent la compassion et donc la générosité occidentale et d’autre pas. Pour ces dernières, quel est l’espoir des populations qui seront concernées ?

De plus ce défi de l’accroissement des catastrophes, se double du défi de la naïveté. On a critiqué les ONG pakistanaises lors des inondations de l’été 2010 : musulmanes donc prosélytes ! Alors qu’elles sont d’abord locales donc efficaces très vite.

Lors du récent séisme en Haïti, a-t-on de la même façon mis d’emblée l’accent sur les arrière-pensées prosélytes des ONG, internationales ou haïtiennes, ayant une teinte confessionnelle ? A-t-on prêté aux organisations catholiques des stratégies de conversion à la «théologie de la libération» pour aider certains acteurs à la conquête du pouvoir ? A-t-on évoqué la possibilité que les églises évangélistes nord-américaines puissent profiter des circonstances pour renforcer leur présence, pour prôner l’attentisme politique, ou pour faire le lit d’une stratégie de domination des Etats-Unis d’Amérique ? Quand on a évoqué de tels scénarios, l’a-t-on fait de façon aussi ostentatoire et inquiétante ?


Le défi des conflits

De 1945 à 2008, 313 conflits se sont déroulés et 126 se sont conclus par des amnisties. Il y a eu 861 procès envers des auteurs de crimes internationaux pour des centaines de milliers de criminels de guerre.


Exemples d’actualité :


L’Afghanistan :

L’impunité des criminels de guerre se poursuit avec le consentement des gouvernements occidentaux et des Nations Unies. Suite aux innombrables crimes de masse pendant l’intervention soviétique, Karzaï est entouré de criminels de guerre ; massacres, exécutions sommaires, viols, torture. Même Massoud, l’idole de Mme Mitterrand, de Bernard Kouchner et de nombreux Français a bombardé pendant des mois Kaboul et sa population civile quand la ville était aux mains du régime Taliban; c’est un crime de guerre.

Il n’y a pas eu d’enquête sur tous ces crimes, ni des autorités afghanes, ni des Nations Unies ni des USA. La CPI n’est pas intervenue or le pays en fait partie. En 2005 les Nations Unies ont dissimulé un rapport détaillé et le rapporteur n’a pas été renouvelé dans ses fonctions à la demande des USA.

En 2006 le gouvernement afghan a approuvé le principe d’un plan sur la réconciliation qui préconisait l’établissement de mécanismes de justice ; il n’a jamais vu le jour. Une coalition de criminels de guerre a fait passer une loi d’amnistie, « amnistie générale pour tous les criminels de guerre et interdisant les critiques publiques contre les chefs de milice qui ont participé au pouvoir après la chute du gouvernement communiste ». En 2007 le Parlement a voté une loi qui autorisait la poursuite des criminels mais Karzaï ne l’a pas signée.

Cette politique a été contre productive quand la population afghane attend une lutte contre les exactions, la corruption.

Les USA qui ont aussi commis des exactions contre des Afghans, torture de prisonniers par exemple, ont cru avec Bush à la victoire de la force. La paix n’est pas victorieuse.


Le Soudan

En 2005 le Conseil de sécurité saisit la CPI au sujet du Darfour. En 2008 le procureur annonce des poursuites pour génocide.

L’inculpation d’un président en exercice a ravi les organisations de défense des droits de l’homme mais les pays islamiques et les non-alignés ont accusé la CPI de violer la souveraineté du Soudan.

Or le génocide reste à prouver et Al-Bashir n’a pas perdu ses soutiens internes et a été reçu dans des pays africains. L’Union africaine a, elle, clairement affirmé son refus de collaborer avec la CPI.

L’ancien président du Tribunal pénal international pour la Yougoslavie critique le procureur de la CPI: « Le mandat ne peut être exécuté qu’au Soudan et uniquement si le président soudanais autorise ses forces de l’ordre à l’arrêter… En dehors du Soudan, cet ordre n’a quasiment aucun poids juridique. Ce mandat est donc un coup d’épée dans l’eau ».

La puissance symbolique de la CPI et la valeur performatrice d’un acte d’accusation n’ont de poids que si elles se doublent de pressions intérieures et extérieures.


L’humanitaire et le militaire

Et il faut éviter les confusions entre humanitaire et militaire.

Un principe absolu : l’acteur humanitaire doit garder le rôle principal dans l’action humanitaire quelle que soit la situation. Sur le plan pratique personne n’a le contrôle total d’une situation de crise ou de guerre. Les humanitaires développent des liens stratégiques pour dispenser l’aide humanitaire. En ce sens, les relations avec les militaires peuvent être essentielles pour acheminer l’aide ou négocier l’accès à une zone par exemple. Mais il faut maintenir la neutralité et l’indépendance. Ainsi garder ses distances avec les militaires et ne pas agir sous contrôle militaire. Les militaires prenant part à des opérations de secours observeront le droit international et appliqueront les principes humanitaires. Ils ne porteront jamais d’armes.


L’enjeu n’est pas de savoir si les organisations humanitaires doivent établir ou non des relations avec les militaires en cas de crises mais plutôt d’en déterminer les limites.

Pour les Polonais, l’armée est un pilier de la nation. Pour des victimes d’années de dictatures militaires en Amérique latine le contexte sera différent. Par ailleurs il ne saurait y avoir de mélange entre les actions humanitaires et militaires, vues par les victimes de la crise.

Il existe souvent une interaction entre les forces armées et les agences humanitaires au cours des opérations de secours mais l’augmentation des forces militaires engagées dans un travail habituellement considéré comme du domaine humanitaire engendre des confusions.

La coopération est facile en matière d’échange d’informations voire parfois de soutien logistique. Elle est plus délicate si l’humanitaire paraissait « associé » aux forces militaires. En tout état de cause, dans la quasi-totalité des cas, les escortes armées et la distribution des aides des humanitaires par les militaires sont à prohiber. Il convient de refuser l’utilisation du mot humanitaire pour décrire des activités conduites de façon partiale, réalisées pour servir une mission politique ou militaire.

L’enrôlement des militaires dans le travail humanitaire est une nouvelle mode, comme le manifeste l’engagement de l’OTAN en Afghanistan sous des formes diverses. Le développement des activités civilo-militaires va à l’encontre des principes humanitaires adoptés par la Croix Rouge internationale. Nous les avons repris à Caritas26 en précisant par exemple


De plus, les armées sont parfois impotentes et incapables de gérer à des coûts satisfaisants des opérations de secours ou médicales. Le coût d’un hôpital militaire étranger grevé des soldes de fonctionnaires expatriés explose par rapport à celui de son pair du pays concerné employant des personnels locaux.

Mais la question de la militarisation de l’humanitaire va aujourd’hui avec celle de la privatisation du militaire. Sami Makki la décrit en détail pour les Etats-Unis.27 Le monde des organisations non gouvernementales américaines se caractérise par le poids grandissant de celles qui « utilisent l’aide pour évangéliser les populations en terrain conquis. […] Se développe alors une privatisation de l’aide internationale américaine du fait de la nature des financements. […] De plus en plus ce sont souvent des entreprises commerciales qui agissent pour le compte du gouvernement américain et qui n’ont plus aucun lien avec les organisations non gouvernementales bénévoles. […] Les compagnies privées dont les services sont payés par le Pentagone sont d’un coût parfois excessivement élevé. Elles sont devenues essentielles à une nouvelle stratégie interventionniste reposant sur la capacité de projection rapide des forces ». Ce phénomène mercenaire s’étend à des services proposés à des entreprises, des ONG, des agences des organisations internationales ou aux forces armées des pays en voie de développement.

Cette nouvelle doctrine d’intégration des acteurs civils dans les processus militaires conduit ces derniers à « différentes postures allant de la recherche du partenariat pour des raisons commerciales au refus pour des questions de principe (indépendance de l’humanitaire pour les ONG). Cependant des paramètres structurels limitent les marges de manœuvre des ONG ».



Les scenarios possibles.


Deux scénarios pour l’avenir ; l’un optimiste et l’autre plus pessimiste.


Le scénario des « crises administrées » :28

« À l’horizon 2020, le nombre de crises nécessitant des interventions humanitaires sera plus important qu’il ne l’est actuellement. Pour contrôler et répondre à ces situations, les États n’ont pas eu d’autres choix que de développer des politiques de gestion des crises et de renforcer leurs capacités d’interventions civiles et militaires. Il est probable que les modalités de réponse aux besoins humanitaires seront intégrées dans le mandat de ces forces. Toutefois, la mobilisation de ces moyens reste limitée aux zones d’intérêts prioritaires et l’action des organisations de la société civile reste indispensable dans la grande majorité des contextes de crise. Les contacts répétés entre éléments gouvernementaux et éléments de la société civile dans les zones stratégiques ont conduit ces différents acteurs à faire évoluer leur doctrine afin de coexister dans des approches complémentaires ; notamment pour que chacun puisse garder le soutien de son opinion publique.  Il est possible qu’une utilisation effective du droit international vienne réguler ces mécanismes d’intervention et limiter l’impact de positions unilatérales. Dans ce contexte, les ONG devront parvenir à garder une certaine indépendance d’action grâce à une restructuration importante du secteur. Prendre conscience des critiques qui leur sont opposées et les intégrées dans leur mode de management et de communication. Les contraintes de gestion qui pèse sur le secteur les pousseront à intégrer les logiques de mesure d’impact et des logiques « économiques » dans leurs choix opérationnels. Cette évolution s’accompagnera d’un phénomène de regroupement et d’une diminution du nombre d’opérateurs au profit de structures plus importantes. Ces mécanismes seront par choix volontaire ou de manière plus forcée. En parallèle, les ONG ne doivent pas perdre le soutien du grand public et leur ancrage dans la société civile en développant des actions militantes en parallèle à leurs programmes sur le terrain. »


Le scénario de la « marginalisation du secteur » 29

« En 2020, le nombre de crises humanitaires sera stabilisé autour de la situation qui prévalait au début du siècle. Les États n’ont pas à développer de nouveaux modes d’intervention, laissant le champ libre aux ONG et aux agences des Nations unies. Il est très probable qu’aucune évolution du droit international n’aboutisse de manière effective. De toute façon, ce développement n’apporterait rien de significatif dans cette configuration.  Dans ce contexte, les ONG seront restées un milieu individualiste et très peu corporatiste. Les structures françaises sont toujours de petites organisations au regard du panorama international. Plus inquiétant, elles n’ont pas réussi à garder l’attention du grand public par des actions militantes et perdent peu à peu le soutien de la société civile. D’une manière générale, le public est blasé des images de souffrance et se désintéresse de l’action humanitaire. Les décisions stratégiques des ONG ne répondent pas à des logiques objectives mais se basent sur des critères opportunistes ou des « coups de cœurs » irrationnels qui les conduisent parfois à des situations économiques désastreuses.


Bien sûr, la réalité n’est pas aussi tranchée, mais avec le recul, le scénario tendanciel des « crises administrées » représente une assez bonne description de la réalité de ces dernières années bien que certains éléments du scénario « marginalisation du secteur » ne puissent pas être définitivement écartés. En reprenant point par point le scénario des « crises administrées », on peut faire le parallèle avec les événements de ces dernières années. La crise du Darfour (2004), le Tsunami (2004), la pénurie alimentaire au Niger (2005), les cyclones Jeanne en Haïti et Nargis au Myanmar, et plus récemment le tremblement de terre en Haïti, sont quelques-unes des principales nouvelles crises auxquelles a été confronté le système humanitaire. On notera cependant que l’hypothèse faisait référence à de « nouvelles situations d’urgence complexes » sans réellement considérer une dimension environnementale de ces crises. La problématique du réchauffement climatique et la récurrence de plus en plus marquée des catastrophes naturelles sont (légitimement) venues compléter le champ d’action de la plupart des organisations humanitaires d’urgence.


Le déploiement massif, sans précédent, de l’armée américaine en Haïti, l’évolution de la doctrine de l’OTAN et dans une certaine mesure, la récente intégration de la protection civile au sein d’ECHO, illustrent bien cette tendance de fond qui n’a fait que se renforcer au cours des dernières décennies. Dans une certaine mesure, le développement des missions intégrées des Nations unies s’inscrit aussi dans cette perspective. La polémique autour de l’utilisation de la collecte de fonds privés après le Tsunami et le rapport de la Cour des comptes sur ce sujet a indéniablement contribué à ce que les organisations humanitaires prennent « conscience des critiques qui leur ont été opposées et les ont intégrées dans leur mode de management et de communication ».


Quand on observe attentivement le développement de la réforme humanitaire des Nations unies et les contraintes de plus en plus fortes imposées par les bailleurs de fonds institutionnels, il y a bien une rationalisation des projets humanitaires autour de critères objectifs et des principes de coordination et d’efficience. Sur ce plan, les Nations unies ont eu une démarche proactive vis-à-vis des États membres et ont proposé la « réforme » pour répondre aux critiques de plus en plus fortes. De leur côté, les ONG ont surtout suivi un mouvement qui au final leur a largement été imposé. Subissant la réforme, il n’est pas certain que cette évolution leur permette de « garder une certaine indépendance d’action » alors que les Nations unies ont très certainement gagné en cohérence et en légitimité. Globalement les organisations françaises restent de petites structures en comparaison des majors anglo-saxonnes dont le budget peut dépasser le milliard d’euros. Cependant, on aura noté au cours de ces dernières années que des logiques de regroupement et de concentration ont commencé à s’opérer. Atlas logistique et Handicap International se sont ainsi regroupés en 2005, Acted a intégré l’alliance 20154, la fusion de VSF et de CICDA en 2004 sont autant d’exemples de cette tendance. »



L’humanitaire demain30


« Pour envisager l’humanitaire de demain, une question est centrale: est-ce que l’humanitaire va être tourné vers les populations à secourir ou vers sa propre survie ?

La question se veut provocante mais il faut reconnaître que l’humanitaire s’institutionnalise, sa croissance a été forte, au risque de perdre de vue sa mission centrale : la survie des populations les plus vulnérables. Je crois que poser la question comme ça, c’est déjà montrer que faire de la prospective dans ce champ-là, c’est faire des choix, c’est certainement prendre des risques en termes de définition de sa mission sociale et de ce que l’on veut ou pas préserver d’un idéal pour aider les oubliés, les marginalisés, les sans-voix. Peu importent les capacités d’action, les ressources et les mécanismes mis en place pour agir. C’est plus de la mécanique.


La question du sens est centrale pour envisager l’humanitaire demain. Est-ce que l’humanitaire va être militant, en tension avec le politique, indépendant dans ses choix, subordonné aux pouvoirs constitués, politiques, militaires, économiques, médiatiques ou centré sur lui-même et son fonctionnement ? L’humanitaire de demain sera sans aucun doute plus professionnel. Ce n’est pas moi qui le dis, mais de nombreux rapports publiés ces derniers mois comme celui d’ALNAP qui décrit des évolutions des dernières décennies en termes financiers et de ressources humaines. Cela comporte néanmoins le risque de passer plus de temps sur la gestion des structures, la nécessité devant la croissance de réviser les modèles d’organisation et de management. Au risque aussi d’être moins militant, réactif, plus lourd, plus protecteur de sa propre image, plus corporatiste. C’est le propre de toute organisation qui grandit. Donc il y a obligation de vigilance.


Ensuite, l’humanitaire se veut et sera à n’en pas douter plus efficace ; il l’est heureusement déjà plus qu’hier. Moins romantique et plus réaliste aussi. On demande à cet humanitaire de rendre des comptes, à ses donateurs aujourd’hui, aux bénéficiaires demain. Il faut espérer que la culture des évaluations se renforce, en respectant ce que disent les populations sur ce dont elles ont besoin. S’il faut davantage évaluer les actions pour les adapter et en tirer des leçons, attention à la technicisation des approches, autour de standards, de normes, certes nécessaires, mais au risque d’oublier ou de minimiser ce que disent les premiers concernés, les populations affectées, toujours dans des environnements complexes où la seule réponse technique ne suffit pas.


Car quand on fait de l’humanitaire, on touche à des dynamiques sociales. L’humanitaire sera certainement plus coordonné parce que tout le monde fait le constat qu’il y a nécessité d’améliorer en situation de crise la coordination pour être plus efficace : il suffit de songer aux questions qui se sont posées après le tsunami de 2004 ou à Haïti récemment. Se coordonner c’est mieux, mais attention à la subordination aux États car les phénomènes d’intégration des ONG sous chapeau UN   avec la réforme humanitaire des Nations unies   ou sous contrôle de l’UE   avec l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne   semblent irréversibles. Ces inflexions ne sont pas nouvelles, bien sûr : si l’humanitaire a été indépendant pour certaines ONG, il ne l’a pas été tout le temps pour toutes. Aujourd’hui, c’est un peu comme si les États disaient : « Fini de jouer ! Vous êtes des prestataires de services ! » Et l’indépendance des ONG est en question dans les ONG elles-mêmes. Certains l’ont mise complètement de côté ou ne l’utilisent qu’à titre de slogan.


Or tout cela se fait au détriment des populations les plus exclues parce qu’on oublie d’agir, on oublie la fonction d’alerte et de vigie qui est celle de toute organisation humanitaire. L’humanitaire se veut également désormais davantage dans l’anticipation des crises. Du moins est-ce le discours tenu au sein des Nations unies et de certaines ONG. On tente d’être dans la prévention, l’anticipation de certaines évolutions que de nombreux rapports décrivent et qui concernent les impacts humains de l’explosion démographique, du réchauffement climatique, de l’urbanisation de la planète, de l’accroissement de la pauvreté, des pandémies mondiales, etc. Ce qui paraît logique. Cependant, cela pourrait poser des problèmes aux ONG en termes de définition de leurs missions. Les ONG ne pourront pas avoir toutes ces compétences. Sont-elles condamnées à se spécialiser davantage, à se techniciser ? Dans ces conditions, comment garder un projet associatif vivace ?

Un autre point important : la relation aux médias et les questions de transparence. L’humanitaire est médiatique et sa relation aux médias complexe. C’est aussi un produit d’appel et cela risque de le devenir davantage. C’est le moins qu’on puisse dire. Notamment pour les États, mais les entreprises, les philanthropes de toutes les provenances, les ONG elles-mêmes travaillent leur image, leur « marque ». Ça pose des questions sur la relation aux médias, notamment quand les journalistes deviennent agents collecteurs de dons pour les associations : c’est là un mélange des genres qui n’est pas nouveau, mais qui se renforce. De ce point de vue, Haïti a encore été une situation troublante, les médias devenant même, pour certains, acteurs secouristes sur le terrain.


Je viens de balayer cinq indices concernant l’humanitaire de demain : professionnel – efficace – coordonné – anticipateur – médiatique.



Quels sont les droits fondamentaux ?


Où va l’humanitaire ? Dans le mur si l’action humanitaire n’a pas de dimension politique ! Le principal changement des 25 dernières années est l'émergence du plaidoyer et de l'intégration de la dimension politique. L'analyse de ce qui fabrique de la pauvreté, surtout quand elle est de longue durée, est incontournable. Le rôle joué par les phénomènes sociologiques, religieux ou sociaux, et l'importance du non-respect des droits de l’homme sont au cœur de notre réflexion. Avec des conséquences capitales pour les gouvernements en place.


L’Asie est rentrée dans une course à la richesse, comme le Brésil. Quelles stratégies vont s’y développer en termes de solidarité internationale ? Les pays occidentaux deviennent frileux dans un contexte de crise globale et ne respectent pas leurs engagements d’aide publique au développement, le fameux 0,7% du PIB. Des fondations privées et d’entreprise s’engagent. Travailler avec elles est un vrai défi ; elles deviennent en effet des acteurs importants. Ce sont des gens qui raisonnent par projet, ce qui constitue une sorte de contradiction avec la volonté de coopérer avec les autres. Elles ont des visions politiques, stratégiques, économiques, articulées sur des systèmes de valeurs qui parfois entrent en contradiction avec notre vision et celle de nos partenaires. Et il faut se souvenir de leurs nationalités et de leurs fondements et références idéologico-économiques.


Pour terminer, je vais vous raconter une anecdote qui pour moi a été révélatrice du sens profond de la relation entre justice et charité. C’était une rencontre avec un évêque brésilien, ex-président de Caritas Internationalis. On parlait toujours d’apprendre aux gens à pêcher, etc. Lui a répondu sans nuance : « Oui, oui, oui, c’est du baratin ça ! Apprendre à pêcher à quelqu’un s’il n'a pas le droit de pêche, si les bateaux-usines raclent les fonds de la mer, à quoi cela va-t-il lui servir ? À rien ! »


La problématique des droits est profondément liée à la conception de la vie humaine que l’on a.

Guy Aurenche31 relève que les droits civils et politiques ne tolèrent aucune exception et que les droits économiques, sociaux et culturels les rejoignent progressivement à cet égard. Le droit de regard qui se met peu à peu en place se conjugue à l’ouverture d’un dialogue universel indispensable : les Occidentaux ont une approche très individualiste alors que pour les Africains la famille ou le clan comptent d’abord.


Quels sont alors les droits les plus utiles32, les plus importants, ceux qui fourniront le meilleur « effet de levier » pour la promotion et la dignité des personnes ? Il y a des droits minimums, tout comme des mécanismes d’oppression insupportables, auxquels il faut porter une attention privilégiée. En Europe par exemple, le droit des migrants à un accueil digne est un droit fondamental. Au Bangladesh, le droit pour les femmes à occuper une juste place dans la société ou à résister contre l'oppression est aussi prioritaire. J’aurais tendance à regarder lieu par lieu, et à m'interroger : quelles sont les plus affligeantes et catastrophiques oppressions que seule la mise en œuvre de droits - et la sanction de leur non-respect – peuvent empêcher ? On peut se bagarrer sur la liste de ces droits fondamentaux mais certains le sont plus que d'autres.



Denis Vienot

1 L’Arbresle, Eveux F- 69591

« L'action humanitaire est-elle à un tournant ? Fini les grandes missions idéalistes un peu naïves ; place désormais aux humanitaires réalistes conscients de la prééminence des diplomaties traditionnelles et de leurs incontournables contraintes. C’est un virage conceptuel de l'école de pensée fondée sur la sécurité collective et la supériorité du droit et de la justice sur la force.

Il n'y a pas de fatalité au chaos ni de place pour la complaisance. Le secteur humanitaire est en mutation et les ONG rationalisent davantage leur activité pour mieux s'adapter aux défis et menaces qui pèsent sur nos sociétés. La solidarité se place sous le label de la "géopolitique", concept jusque-là réservé aux actions de l'Etat. Désormais, l'humanitaire aussi doit "penser global", associer la géographie à sa grille de lecture, perfectionner ses réseaux et rendre des comptes aux populations sinistrées comme aux opinions publiques des pays donateurs.

Si cet exercice se veut le reflet d'un changement de paradigme pour l'action humanitaire, il traduit aussi les convulsions d'un monde décousu, émietté et dangereux où le cynisme devient la norme, la solidarité l'exception.

D’après Le Monde, 30 avril 2010, Gaïdz Minassian, sur La Justice dans la peau. Géopolitique de l’action humanitaire, de Denis Viénot, préface d'Eric Fottorino, Desclée de Brouwer, 386 p., 25 €. »

2 Conseiller à la Direction internationale du Secours catholique, ancien secrétaire général du Secours catholique, ancien président de Caritas Europa et de Caritas Internationalis, administrateur des Amis de La Vie, membre de Justice et Paix / France

3 La raison humanitaire – une histoire morale du temps présent, Hautes Etudes, Gallimard – Seuil, 2010

4 Théologie de la paix, René Coste, Paris, Cerf, 1997


5 An almost practical step toward sustainability, Washington DC, Ressources for the future, 1992

6 Théologie de la paix, René Coste, Paris, Cerf, 1997

7 www.humanitaire.ci, consulté le 1er février 2011

8 Groupe URD, http://www.urd.org/,consulté le 1er février 2011

9 Avant propos de Daniel Druesne, La justice dans la peau, Denis Viénot, Desclée de Brouwer, Paris, 2010

10 Pilier de l’Islam avec la profession de foi, la prière, le Ramadan et le pèlerinage à la Mecque. Le montant fait l’objet de grands débats ; en simplifiant elle est due par une personne qui a un capital ou des revenus annuels supérieurs à un peu plus de 1000 euros et le montant à payer égal à 2,5% de la richesse totale de la personne soit un minimum de 25 euros par an.

11 Jihad humanitaire” Abdel-Rahman Ghandour, Flammarion, 2002

12 Avant propos de Daniel Druesne, La justice dans la peau, Denis Viénot, Desclée de Brouwer, Paris, 2010


13 Jihad humanitaire” Abdel-Rahman Ghandour, Flammarion , 2002

14 Odile Jacob, Paris 2010.


15Le temps de l’Afrique, Jean Michel Sévérino et Olivier Ray, Odile Jacob, Paris 2010

16 Antoine Sondag, Secours catholique, avril 2010

17 Cf. La Justice dans la peau. Géopolitique de l’action humanitaire, de Denis Viénot, Desclée de Brouwer, Paris, 2010, page 23

18 Pierre Gallien, Revue Humanitaire, Médecins du Monde, juin 2010

19 Déclaration d’Istanbul, septembre 2010, qui vient compléter la Déclaration de Paris relative à l’efficacité de l’aide, 2005.

20 La justice dans la peau, géopolitique de l’action humanitaire, Denis Viénot, Desclée de Brouwer, Paris, 2010

21 Ainsi, les centaines d’abris anticycloniques du Bangladesh, qui ont déjà fonctionné efficacement à maintes reprises sur la côte du golfe du Bengale et ont donc sauvé bien des personnes, ne sont nés dans l’esprit de leurs promoteurs locaux que lorsque ceux-ci ont réalisé que ces équipements seraient en fait d’abord des écoles, des dispensaires ou des salles communautaires haut perchés servant de refuge deux ou trois jours par an. Conçus donc à double usage, leur coût élevé devenait acceptable.

22 En Colombie, la Caritas met en avant l’assistance, la promotion, la formation aux droits de l’homme et le plaidoyer, au sein de la campagne de trois ans de Caritas Internationalis pour une paix juste et négociée. En République démocratique du Congo, la Caritas mène une campagne pour les élections, tout en assumant les opérations d’urgence surtout alimentaires.

23 Alain Boinet, Revue Humanitaire, Médecins du Monde, juin 2010

24 L’aide humanitaire internationale non-gouvernementale : un monopole occidental, Marie Bazin, Antoine Fry et Pierre Levasseur, Revue Humanitaire, Médecins du Monde, mars 2010

25L’aide humanitaire internationale non-gouvernementale : un monopole occidental, Marie Bazin, Antoine Fry et Pierre Levasseur, Revue Humanitaire, Médecins du Monde, mars 2010

26 Les défis humanitaires, Caritas Luxembourg, Caritas Suisse, Les cahiers de Caritas Luxembourg n°3, Luxembourg, Lucerne, novembre 2005

27 Le débat stratégique américain. Militarisation de l’humanitaire, privatisation du militaire, Cirpes, Cahier d’études stratégiques, 36-37, 2004


28 Pierre Gallien, Revue Humanitaire, Médecins du Monde, juin 2010

29 Id.

30 Pierre Salignon, Revue Humanitaire, Médecins du Monde, juin 2010

31 Faim et développement, décembre 2010, Guy Aureche, président du Comité catholique contre la faim et pour le développement

32 L’émergence du plaidoyer a bousculé le paysage humanitaire, Denis Viénot, Développement et civilisations, n° 383, mai 201, propos recueillis par Richard Werly et Morgane Retière.

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