Construire concrètement le Royaume
Conférence régionale de Caritas Europa, Mainz, Mai 2006
Contribution de Denis Viénot, Président de Caritas Internationalis sur l’enseignement social de l’Eglise


La prédestination n’existe pas et pourtant je peux témoigner que la dynamique de la construction de l’unité à un niveau global est un moteur qui m’a fait marcher depuis longtemps.

Engagé dans un organisme catholique d’éducation de la jeunesse, j’ai eu très vite des responsabilités de coordination pour la région parisienne en tant qu’animateur régional bénévole. Cette action pédagogique d’accompagner les jeunes dans la construction de leur vie basée sur les valeurs évangéliques a été certainement la colonne vertébrale qui m’a permis ensuite de faire des choix de vie vers le service des pauvres.
Mais je ne veux pas que mon témoignage se réduise à une description de mes engagements. Je vous propose plutôt une réflexion sur ce qui m’anime, autrement dit ce qui me pousse et me fait agir aujourd’hui. Non pour mettre en avant ma personne mais pour mettre en lumière la spécificité de Caritas Internationalis.


La fonction de notre confédération est la promotion des personnes les plus en marge de notre monde. Le concept de promotion est essentiel car il dépasse l’action de service. La promotion c’est permettre à ceux qui vivent dans des conditions inhumaines d’accéder à la dignité. Cette promotion des plus pauvres va s’incarner dans des styles et des cultures différentes au sein de la confédération. Et c’est là que se trouve le cœur de ma mission en tant que Président de Caritas : construire l’unité, garantir la cohésion de la confédération pour qu’elle soit efficace dans sa participation à la construction du bien commun et dans son témoignage.

Concrètement mon travail consiste à faciliter le lien entre les Caritas, à ce qu’elles aient des buts et des projets en commun visant la promotion des personnes. Promotion qui s’incarne dans des actions que vous connaissez autant que moi et qui sont l’urgence, la réhabilitation, le développement, l’action sociale et médicale, l’attention aux migrants, aux familles souvent premiers lieux permanents de solidarité, le plaidoyer, le témoignage, la communication etc..
Le cœur de ma mission est de croiser,
- la vision, l’objectif
- et l’organisation de Caritas Internationalis.

La vision c’est concrètement le Royaume à construire ; j’insiste sur le terme « concrètement » car le Royaume à construire n’est pas l’idée d’un paradis qu’il suffirait d’atteindre grâce à une vie morale, qui serait une sorte de réconfort offert à ceux dont la vie est trop dure : cela conduirait tout droit à l’immobilisme.
Non, la vision de Caritas est bien de construire le Royaume autrement dit de changer le monde, de le rendre plus juste et plus fraternel. Cela vaut au plan individuel et au plan collectif pour chacune de nos Caritas. Le Royaume à construire est le centre du message évangélique et donc la vision même du réseau Caritas. Nous en sommes co-créateurs avec notre Dieu. Les faibles et les opprimés sont les acteurs premiers de leurs changements.

Cette vision m’a été transmise par des personnes qui ont marqué ma vie par exemple au Secours Catholique / Caritas France; découverte du scandale de la pauvreté, découverte d’abord des réalités de pauvreté en France et dans le monde, et découverte aussi qu’on peut lutter contre les causes de la pauvreté. Plus tard, la rencontre avec Jeffrey Pereira, Directeur national de Caritas au Bangladesh, m’a permis de comprendre comment l’observation et l’analyse de la pauvreté amenaient à l’action et à son organisation rigoureuse, à son évaluation. Bref, cette découverte à la fois de la souffrance et de l’espoir s’est faite progressivement au travers des relations interpersonnelles dans toutes mes rencontres au sein de Caritas.

Cette vision que nous portons et que nous devons transmettre à notre tour est la boussole qui me guide dans ma mission de Président de notre confédération.


Nos moyens sont humains donc limités mais nos forces sont infinies car elles sont enracinées dans le message évangélique. Nos forces doivent être tendues vers des objectifs mesurables pour que notre vision devienne projet.

Ainsi une de nos forces est la variété de notre réseau ; variété de nos modes d’actions, de nos analyses, de nos cultures et même variété spirituelle. Par exemple, prenons acte de la différence entre les Eglises dans le monde. Différences pastorales et différence de moyens. C’est pourquoi ma vigilance porte sur l’équilibre à maintenir entre les régions du Nord et de l’Ouest qui ont les moyens de leurs ambitions et les régions du Sud ou de l’Est parfois qui n’ont pas assez de moyens.

La difficulté du niveau global de la confédération n’est pas uniquement d’ordre budgétaire mais elle est de l’ordre de l’imagination, de l’innovation et de la créativité. Innovation pour que le rapport entre ambition et moyens ne soit pas lié à la chance ou malchance d’être au Nord ou au Sud de la planète, donc permettre que Caritas ait un fonctionnement indispensable en région et le développe, mais en même temps tendre à un fonctionnement complémentaire en réseau mondial où les Caritas sont appelées à servir l’intérêt général en fonction de leur compétences ; on pressent ce nouveau mode de fonctionnement avec le plaidoyer par exemple.

La vigilance globale dont j’ai la responsabilité jusqu’en 2007 est de répondre aux besoins des Caritas tout en gardant le regard vissé à la boussole qui est la vision, le message évangélique. Aujourd’hui qu’est ce que demandent d’abord une majorité des membres de la confédération ? Une excellente coordination de l’urgence ; donc améliorons cette coordination pour pouvoir aborder le reste sereinement. Ce reste si l’on peut dire, qui est, par exemple, notre politique du plaidoyer, notre formation à l’advocacy, ou notre communication, support pour transmettre notre vision aux hommes d’aujourd’hui etc…Bref tous les sujets qui font débat ; c’est pourquoi le travail global est austère car on ne voit pas les résultats immédiats et on se trouve bien souvent dans un degré d’abstraction.
C’est pourquoi la relation interpersonnelle est très importante. Rencontres avec les dirigeants nationaux et diocésains des Caritas, avec les promoteurs des programmes et activités. Rencontres avec des bénéficiaires, des clients disent certains, les premiers concernés de toute façon: ces rencontres dans les Caritas offrent le cadeau de l’incarnation de la Charité et cela anime pour l’exercice d’une responsabilité au niveau global.

Ainsi à Kaboul il y a quelques jours je rendais visite à l’Association nationale des sourds d’Afghanistan. Des hommes et des femmes sourds l’ont créée. Elle bénéficie du soutien de Caritas Italie. Elle gère une école et des activités sportives et culturelles pour 240 enfants et jeunes adultes et est aussi engagé dans des actions d’advocacy. Le Président et sa femme sont tous les deux sourds et ont du batailler contre leurs familles pour qu’elles acceptent leur mariage ; leur petite fille de deux ans n’est ni sourde ni muette et défendait ses droits pendant le déjeuner traditionnel afghan à la grande joie de toute l’assistance installée à même le sol de la salle commune. Un grand calme règne dans le centre ; on y sent une profonde motivation, des gens engagés pour leur cause commune. Un bel exemple d’organisation un peu communautaire.


La variété des Caritas que n’importe quel sociologue des entreprises ou des organisations qualifierait de faiblesse est en fait une immense force car l’inspiration de tous et l’analyse de chacun sont puisées dans l’enseignement social de l’Eglise. Qu’est ce que cet enseignement? C’est le croisement entre la réflexion et la pédagogie qui vient incarner l’Evangile dans le monde d’aujourd’hui. Cette réflexion intellectuelle, théologique et philosophique, vient se faire sur des sujets brûlants d’actualité : social, économique, politique, médical, éthique, juridique etc. Cet enseignement se bâtit au fil des siècles et donne un itinéraire aux communautés chrétiennes dans leur relation au monde.

Car cet enseignement invite tous les chrétiens à réfléchir sur leurs relations au monde. J’en ai eu ma première découverte lors de la publication de Populorum Progressio qui développe le principe du développement de « tout l’homme et de tous les hommes », du développement intégral, économique, politique, culturel, spirituel. Je me rappelle très bien l’impact dans la presse française de cette encyclique : énormes titres, immenses articles. Un choc pour moi. Une ouverture au monde alors que je sentais confusément le désir de trouver des pistes d’orientation personnelle.

Le journal catholique français La Croix –j’ai retrouvé le numéro- titrait fin mars 1967, citant l’encyclique : « Les peuples de la faim interpellent les peuples de l’opulence », et Paul VI écrivait alors dans son message pascal : « après le récent concile il faut reprendre (…) l’enseignement sur les questions qui agitent, travaillent et divisent les hommes dans leur recherche de pain, de paix, de liberté, de justice et de fraternité. (…) une encyclique sur le progrès des peuples, leur développement et les obligations résultant d’un programme, que nul ne peut repousser aujourd’hui, d’équilibre économique, de dignité morale, de collaboration universelle entre toutes les nations. » Le Compendium de la doctrine sociale poursuivra avec Sollicitudo Rei socialis en condamnant « les mécanismes économiques, financiers et sociaux et les structures de péché qui empêchent le plein développement des hommes et des peuples » (n° 446).

Les grands concepts de l’enseignement social de l’Eglise que l’on trouve dans les textes de l’Ancien Testament, dans les Evangiles et tout le Nouveau Testament, dans l’analyse des signes des temps par la tradition et dans les encycliques sociales depuis plus d’un siècle, sont un corps de réflexion si solide qu’ils sont référence pour nous tous quelles que soient les cultures dans lesquelles nous vivons. L’Ecriture a son importance. Voyez l’Exode, 3,7-8 : « Dieu dit : j’ai vu la misère de mon peuple ; j’ai entendu son cri devant les oppresseurs. Oui, je connais son angoisse : je suis venu pour le délivrer. »

Ce rapport au monde qu’est cet enseignement est plus ambitieux qu’on ne le croit quand on qualifie l’Eglise de conservatisme ou de classicisme. C’est un espace très moderne, une Eglise du monde dont le corps de pensée amène inexorablement à agir. Ainsi l’encyclique Deus Caritas est de Benoît XVI,
- est d’une radicalité absolue quant à la responsabilité des Etats vis à vis de la société,
- et elle relie Justice et Charité, « deux faces inséparables du devoir social chrétien » comme le dit le pape le 10 mars 2006. Les Papes, l’ensemble de l’Eglise, nous donnent des concepts opérationnels, facteurs d’action comme
- la répartition équitable des revenus et richesses,
- le salaire juste, le droit au travail,
- l’exercice des talents,
- la communauté comme facteur de développement de la personne,
- la reconnaissance du syndicalisme,
- voire plus récemment l’intégration des droits de l’homme.

Mais nous aussi ,Caritas, alimentons cette doctrine. Voyez les principes d’un cadre de politique sociale proposés par Caritas Europa que l’on trouve dans le rapport du Secrétaire Général pour cette conférence (n°4.3) : emploi digne, logement décent, accès aux soins primaires, accès à l’éducation et participation à la vie publique.


Vous m’avez invité à témoigner sur ma vision globale et le lien avec l’enseignement social de l’Eglise ; j’espère que vous avez senti combien ce lien est consubstantiel autrement dit l’un ne va pas sans l’autre.
L’austérité du travail global est transformée
- par vous les Caritas qui êtes sur le registre de l’incarnation, de la construction pratique de la justice, de la paix et de la réconciliation
- et par l’enseignement social de l’Eglise, chemin, boussole, itinéraire, qui a l’ambition de nous donner les éléments de réflexion pour construire le Royaume, dès aujourd’hui !

DV.