Economie et Humanisme n° 375 déc 2005

Urgence et développement local CE QUE PEUVENT LES RÉSEAUX… par Denis Viénot


L’expérience de Caritas Internationalis fait ressortir ce que sont, de l’urgence à l’action de développement, au plaidoyer, les limites, les potentiels, le « cahier des charges » de l’action d’un réseau international d’aide.

Enracinement local, projet mondial



On ne doit jamais l’oublier : lors d'un tremblement de terre, 80 % des vivants sont sauvés dans les quatre heures qui suivent la catastrophe. Cela s’est reproduit dans le Cachemire pakistanais en octobre 2005. Lors du tsunami, les sinistrés ont été secourus par la population du voisinage. La qualité des secours immédiats varie donc avant tout selon les capacités, l'expérience et la plus ou moins bonne organisation des services publics et des acteurs privés présents dans la zone sinistrée ou à proximité.

Ensuite, la phase d'aide d'urgence – se vêtir, se nourrir, se loger – va vivre pour quelques temps les mêmes tensions. L'évaluation des besoins, les traditions locales, alimentaires ou sociales par exemple, devront être prises en compte pour assurer une efficacité de l'offre. La distributions d’aliments, de matériel de cuisine ou de couchage, de produits hygiéniques, la mise en place de services médicaux doivent être coordonnées par les autorités locales, voire souvent avec les chefs coutumiers. Les habitants, en effet, connaissent les codes et les traditions.

Pour la réhabilitation et la reconstruction, souvent, les ONG étrangères n'osent pas s'engager aux fins fonds des campagnes et des zones reculées. Les acteurs locaux, eux, n'ont pas les mêmes préventions. Premiers secours, aides d'urgence, reconstruction à long terme : la présence des gens du pays est la clé de la réussite. Dans ce contexte, l'activité des organisations locales est d’un intérêt prédominant.

Cette exigence trouve son application au niveau des quelques grands réseaux mondiaux privés d’aide qui existent aujourd'hui : celui de Caritas Internationalis, avec ses membres reliés à l'Église catholique, celui des Églises protestantes ou celui de la Croix Rouge par exemple. Chaque fois, le même principe avec des variantes concrètes : un réseau mondial d'organisations nationales, plus ou moins indépendantes, et une coordination internationale, plus ou moins opérationnelle. Caritas Internationalis regroupe 162 membres nationaux. La coordination directe à partir du Secrétariat international y est plus thématique qu'opérationnelle : le choix est de déléguer des tâches aux membres nationaux, indépendants, avec un mandat précis (1).

Le fonctionnement et l'efficacité d'un tel réseau se fondent sur la communauté vivante qu'il forme, sur une mission et une vision communes (2). La participation des bénéficiaires, le travail avec des groupes à créer et animer, autant de principes évidents pour tous que l'on retrouvera donc mis en oeuvre par Caritas presque partout, du micro crédit à la reconstruction de maisons suite au tsunami, à la relance d'activités économiques ou à la réalisation de nouveaux équipements collectifs.

Des pratiques partenariales coordonnées



Au plan pratique, les opérations d'urgence imposent trois conditions sine qua non : d'abord des méthodes de travail connues et transparentes ; ensuite, des politiques de formation spécifiques, par exemple sur la gestion de ces opérations si particulières, sur les standards internationalement reconnus : eau, nourriture, abris temporaires, sécurité, gestion, comptabilité et audit, etc. ; enfin, des mécanismes de coordination, de répartition du travail associant des prises de décisions claires, ainsi que la concertation, l'habitude d'agir ensemble, l’adaptation aux habitudes des uns et des autres. Ainsi en Inde, au Sri Lanka, en Indonésie, chaque fois de façon modulée à partir des forces et faiblesses des Caritas nationales et locales, un tandem a-t-il été mis en place entre chacune d’elles et un partenaire qui apporte un soutien adapté, principalement en gestion des programmes et en communication. Cette méthode est fréquemment utilisée lors des urgences majeures : au Darfour la Caritas anglaise, en équipe avec l'organisation protestante norvégienne, fait le même travail auprès de Sudanaid, la Caritas Soudan, et auprès d'organisations protestantes locales. Et pour bien fonctionner, les programmes et les méthodes de travail doivent intégrer les contraintes des uns et des autres qui ne sont pas identiques. Une radio espagnole n'interviewera pas en allemand. Le Gouvernement hollandais a des formulaires de rapports financiers différents de ceux des États-Unis. Un évêque désirera un programme de visite de terrain plus "pastoral" qu'un ministre...

Lors du tsunami, cette collaboration de long terme s'est chaque fois mise en place par pays après lancement immédiat, suite à la catastrophe, d'une équipe d'évaluation des besoins et de préparation des programmes : dans les pays touchés comme suite aux évènements du Rwanda, au cyclone du Bangladesh ou à celui d'Amérique centrale, Mitch, les programmes s'étaleront certainement sur plus de cinq ou six ans et intègreront des activités aujourd'hui ignorées, encore impossible à imaginer (3).

Quatre questions nées du tsunami



Le tsunami a posé, pose, et posera des questions nouvelles qui sont loin d'être résolues, tant pour le travail dans les principaux pays concernés que pour les opérations en cours et à venir ailleurs dans le monde.

¤ D'abord la gestion des différences culturelles. Il faut confronter les habitudes locales : le « chef » africain, le responsable sri lankais qui se sentent outragés par des exigences de transparence mal formulées par une personne ignorante de leur culture diront trop vite que les Européens privilégient l'efficacité au détriment de l'âme ; le responsable d'un organisme du « Nord » qui ne sait pas que, dans tel pays, les chrétiens sont les plus pauvres des plus basses castes, et qu'il n'est pas scandaleux que la Caritas leur prête une attention un peu privilégiée, parlera trop vite de népotisme. Cette question des différences culturelles se gère peu à peu par une meilleure connaissance des uns et des autres.

¤ Autre sujet : l'intégration des actions de « plaidoyer » dans les opérations d'urgence et surtout de réhabilitation. Au Sri Lanka particulièrement, la question de la terre, de la disponibilité de terres pour reconstruire, se pose avec acuité. En Inde et en Indonésie, aussi. Le réseau Caritas veut soutenir les efforts de Sedec, la Caritas du Sri Lanka, auprès de son gouvernement en ce domaine. Il faut donc ouvrir des coopérations internes nouvelles au sein des organisations humanitaires entre les « urgentistes » et les « politiques » (4 ).

¤ Grâce au tsunami, deux autres thématiques surgissent clairement. D’abord, la nécessaire intégration, dans les programmes d'urgence et de reconstruction, de la dimension « Paix et Réconciliation ». Les aides apportées doivent se situer dans une dynamique de soutien à ces processus, en Indonésie et au Sri Lanka, mais aussi au Darfour, au Kosovo, en Tchétchènie, en Colombie ; le tsunami met en place des situations nouvelles à intégrer aux programmes à long terme (5).

¤ La protection spécifique des femmes et des enfants est un sujet qui a particulièrement pris de l'importance à l'occasion du tsunami. La montée du trafic humain doit conduire à des volets d’action particuliers dans les programmes post-catastrophes. Ainsi, au Pakistan, la question des femmes seules, dont les maris sont décédés suite au tremblement de terre d'octobre 2005, est-elle inquiétante. Des vols d'enfants ont eu lieu. Le Gouvernement a interdit les adoptions pour six mois afin d'éviter les trafics et a pris des mesures de protection pour les femmes seules, menacées d'être vite captées par les réseaux de prostitution.

Les conséquences du tsunami vont, pour longtemps, peser sur des millions de victimes. Pour les gouvernements des pays sinistrés et des pays donateurs, pour les Nations Unies, souvent efficaces dans la coordination car « au-dessus des parties », pour les ONG engagées dans des programmes d'ampleur heureusement inhabituelle, le tsunami est l'occasion d'évaluer et de réviser des politiques en pensant à l’avenir.

Denis Viénot Président de Caritas Internationalis



(1) Suite au tsunami, le Secours catholique (Caritas France) a ainsi un mandat pour la coordination au Sri Lanka, la Caritas allemande en Inde, l'américaine en Indonésie Mais ce mécanisme dépasse l'urgence et la reconstruction : la Caritas anglaise a un mandat pour la question du Sida, Caritas Europa pour les migrations…

(2) Qui dans le cas des Caritas s'articulent aux valeurs évangéliques et à l'enseignement social de l'Église catholique. « Caritas combat la pauvreté, l’exclusion, l’intolérance et la discrimination. Plus important encore, elle habilite les gens à participer pleinement à toutes les questions qui touchent leur vie et elle plaide en leur faveur dans les forums nationaux et internationaux. » http://www.caritas.org/

(3) Ainsi les centaines d'abris anticycloniques du Bangladesh, qui ont déjà fonctionné efficacement à maintes reprises sur la côte du Golfe du Bengale et ont donc sauvé bien des personnes, ne sont nés dans l'esprit de leurs promoteurs locaux que lorsque ceux-ci ont réalisé que ces équipements seraient en fait d'abord des écoles, des dispensaires ou des salles communautaires haut perchés servant de refuge deux ou trois jours par an. Conçus donc à double usage, leur coût élevé devenait acceptable.

(4) C'est de plus en plus le cas. En Colombie, la Caritas met en avant l'assistance, la promotion, la formation aux droits de l'homme et le plaidoyer (au sein de la campagne de trois ans de Caritas Internationalis pour une paix juste et négociée). En République démocratique du Congo, la Caritas mène une campagne pour les élections, tout en assumant les opérations d'urgence surtout alimentaires.

(5) La question de la coopération opérationnelle avec les militaires est un des aspects de cette thématique : si pour la Caritas Pologne l'armée est le sauveur de la patrie, tel n'est pas le cas dans bien d'autres pays, d'Amérique latine par exemple.