Vingt-cinq moins combien ?
La Croix 30 janvier 2003


Une responsable bénévole de Caritas en Lettonie disait récemment : " Après 50 ans de domination de notre petit pays par le Soviet de Moscou, nous venons de jouir d'une bonne dizaine d'années de liberté. Faut-il vraiment, déjà, se remettre sous la domination d'un nouveau Soviet, celui de Bruxelles ? Ne peut-on pas nous laisser attendre un peu ? Goûter encore l'instant présent ?"

Cette peur diffuse du processus d’adhésion à l'Union européenne, maintenant bien engagé suite au sommet des Chefs d’Etat et de Gouvernement tenu à Copenhague mi-décembre 2002, se retrouve au sein des huit pays candidats ex-communistes d'Europe centrale (l'élargissement à venir en 2004 concernera aussi Chypre et Malte).Ce sont trois anciennes Républiques soviétiques, les pays baltes, Estonie, Lettonie et Lituanie, et d'anciens pays satellites de l'URSS, Pologne, République tchèque, Slovaquie, Hongrie, Slovénie.

La perte de l'ancienne relative sécurité économique y est encore un choc profond pour beaucoup. Sous le régime dictatorial communiste la vie était certes frugale pour l'immense majorité et les libertés absentes. Mais il y avait une sorte de sécurité minimum : emploi, soins de santé, écoles, vie cultuelle, etc. Il n'est pas rare de rencontrer des gens un peu nostalgiques du passé qui, comparant leur vie d'il y a quinze ou vingt ans avec celle d'aujourd'hui, accusent l'Occident libéral et mondialisé de tous leurs maux, chômage, nouvelle pauvreté, difficultés d'accès aux soins médicaux, etc. La transition du communisme à l'économie de marché a en effet été sanglante dans beaucoup de cas. Les économies se sont effondrées. Les retraités ont ainsi vu leurs pensions être laminées par l'inflation. De petites minorités vont même jusqu'à souhaiter un retour en arrière, en dépit des améliorations des dernières années. L'entrée dans l'Union européenne fait de plus redouter une concurrence accrue dans les domaines agricole et industriel surtout. Le capitalisme où seul l'argent serait roi effraye.

En Hongrie, considérée comme l'un des "bons élèves de la classe" où la croissance est maintenant forte, la pauvreté de longue durée est pointée dans le pays même, comme par l'Union européenne ou la Banque mondiale. La situation de la minorité tzigane, 4% des dix millions d'habitants, y est particulièrement préoccupante : 70% de ses membres en âge de travailler sont au chômage alors que leurs capacités professionnelles et leur courage sont reconnus, mais la discrimination et l'exclusion passent par-là. Et l’espérance de vie des Tziganes y est inférieure de dix ans à celle des autres Hongrois.

Deux Européens sur trois ont peur que l’élargissement ait un coût très élevé. Or chaque Européen de l’Ouest ne paiera via l’impôt qu’environ 25 euro de plus par an de 2004 à 2006 pour permettre aux budgets des pays candidats à l’entrée dans l’Union de recevoir 120 euro par an et par habitant en moyenne. C’est bien peu en fait car le niveau de développement par habitant de ces pays est de l’ordre de 40% de la moyenne de l'Union.

Les adhésions à l'Union européenne font aussi naître des peurs culturelles et identitaires. Souvent les populations concernées sont constituées de mosaïques ethniques : treize minorités sont légalement reconnues en Hongrie. Or l'identité et la culture nationale, les identités et les cultures particulières sont des ciments pour ces pays chahutés par l'histoire : les habitants d'une région de l'actuelle Hongrie ont changé quatre fois de nationalité en trois générations. Cette citoyenneté à géométrie variable est fréquente en Europe centrale.

La peur de tomber dans le moule forcé d’une civilisation américano - européenne de l'Ouest cohabite paradoxalement avec la fréquentation massive des Mac Donald et des immenses centres commerciaux à l'occidentale installés autour des grandes villes. Mais les peurs des habitants des villes ne sont pas forcément celles des habitants des campagnes.

Si l'Union européenne veut accueillir ces huit candidats en mai 2004 il faut rapidement convaincre leurs populations que leurs identités seront respectées, qu'elles partagent des valeurs avec les membres actuels, qu'elles ont tout à gagner d'une politique étrangère et d'une politique de défense plus communes et qu'elles bénéficieront encore plus qu'aujourd'hui d'une Europe économique et sociale visant le plein emploi, la lutte contre la pauvreté et l'exclusion. En Hongrie les sondages prédisent 70% de oui au referendum d’adhésion; mais 56% des gens ne savent pas ce qu'est l'Union européenne. A l’autre extrême les pro-européens ne sont que 39% en Estonie et 45% en Lettonie, selon une enquête récente réalisée pour la Commission européenne.

L’accord du sommet de Copenhague va devoir être ratifié par les quinze actuels pays membres. Les gouvernements des nouveaux venus vont aussi engager leurs procédures constitutionnelles. Tout cela ne sera pas si simple. L'exemple récent de l'Irlande qui s'y est prise à deux fois pour ratifier le traité de Nice doit rendre prudent. Il faut donc aider les opinions publiques de l’Est. Après des années de conditions, d'exigences et de réformes pour permettre une mise à niveau et malgré le chemin qui reste à parcourir en particulier à propos de la lutte contre la corruption, l'heure de la pédagogie est venue. Celle de la générosité viendra vite car les discussions sur les financements futurs vont s’engager pour qu’ils soient mis en œuvre après 2006.

Ecouter, agir, et convaincre est donc urgent. Il y aurait sinon des surprises, des refus d'adhésion, des referendum négatifs qui affaibliraient une Europe des vingt cinq moins combien ?

Denis Viénot
Président de Caritas Europa