Temps social, nouveaux engagements


Denis Viénot Président de Caritas Europa

Colloque " Une vie à trois temps, temps professionnel, temps social, temps libre"
Bureau international de liaison et de documentation, et Gesellschaft für Übernationale Zusammenarbeit Paris, 25 et 26 janvier 2001


Le fait de s'engager est celui d'intervenir et de prendre parti dans les problèmes de l'époque. Et la modalité pratique va dans la quasi totalité des cas être de collaborer à une association, à une mutuelle ou à une coopérative. Cette collaboration sera bénévole ou salariée, dans quelques cas ²indemnisés.
Les secteurs d'engagements sont extrêmement divers.
Les nouveaux engagements en matière de temps social mettent l'accent sur un aspect de la réalité, mais les engagements traditionnels existent toujours, se développent aussi et font l'objet d'évolutions intéressantes.

Le neuf dans les engagements dits traditionnels

Pour les dirigeants: la nouveauté récente, c’est la montée de la question de leur responsabilité. Je garde en mémoire le souvenir amusé une rencontre avec quelqu’un qui allait devenir l'un des cent Présidents départementaux d'une grande association nationale: sa préoccupation principale était de savoir quelles seraient ses responsabilités financières et pénales éventuelles. Je dois dire qu’il m’a pris au dépourvu. Certes je connaissais les réponses, mais devant tant d’angoisses, j’avais du mal à garder mon sérieux. Etre dirigeant associatif, c’est accepter de prendre des risques, non pas pour son patrimoine, c’est le cas extrême, mais pour la quiétude de sa vie familiale par exemple, pour son emploi du temps !
Il y deux types de responsabilité des dirigeants de nos jours :
- la responsabilité civile se développe par la jurisprudence de la Cour de Cassation qui va de plus en plus vers une indemnisation des victimes. C’est une bonne chose en soi, mais il peut y avoir des excès vers la recherche systématique de la responsabilité d’une association et des ses dirigeants, qui peuvent être bénévoles mais aussi salariés.
- La responsabilité pénale concerne bien sûr les personnes physiques, mais peut maintenant concerner la personne morale associative elle-même.
Face à cela des propositions sont faîtes pour mieux former et informer les dirigeants. Des réflexions sont de plus paraît-il en cours au Ministère de la Justice : faire évoluer la législation relative à la responsabilité des dirigeants associatifs, en allant plus vers le concept de gestion de « bon père de famille », en tenant compte de la spécificité de leur travail.
Mais il est normal et indispensable que les dirigeants fassent bien leur travail. Je me rappelle un Africain laveur des carreaux des locaux du siège d'une association où j'exerçais une fonction de dirigeant et qui refusait d’attacher son baudrier aux anneaux posés à cet effet ; il travaillait pour une entreprise sous-traitante. Dans son intérêt d’abord et surtout, et dans le mien ensuite, j’ai dû le menacer de demander son licenciement pour qu’il accepte de s’accrocher. Et depuis des années maintenant il me fait signe avec sa corde solidement arrimée chaque fois que je le vois travailler. En ces domaines, que l’on soit bénévole ou salarié, la responsabilité est la même pour tout donneur d’ordre, dans une association, une entreprise, une administration.

Pour les bénévoles : il est d’abord singulier de noter que personne ne sait combien il y a de bénévoles en France. Les sociologues sont les seuls à avancer des chiffres, dans un rapport de un à dix !
Porte et Nison en 1975 disent 20 millions, en rapprochant le nombre des bénévoles de celui des adhérents aux associations ; Mme Ferrand-Bechmann dit 2 millions en 1987. Les instituts statistiques officiels se gardent bien d’avancer des chiffres globaux. Le CREDOC, en 1999, estime que 8 Français sur 10 sont impliqués de près ou de loin dans les associations, et que 4 Français sur 10 sont adhérents, mais adhérent ne veut pas dire bénévole; ceux-ci sont plus nombreux.
Par contre l'INSEE (1985/1986) donne des indications utiles sur le bénévolat en général :
- domaines : *culture et loisirs, 36%
*sport, 36%
*para professionnel, 15%
* humanitaire, logement, développement local, santé, 13% *religion, 8%
*environnement, 2% (INSEE, 1985/86)
- 13% des Français sont très impliqués, adhérents à plusieurs associations, y consacrant plus de cinq heures par mois, dépensant plus de 2 000F par an pour leur association. Mais il faut à nouveau noter que l’on a du mal à distinguer le bénévole dirigeant du bénévole de base. Par exemple, les 2 000F par an : le membre d’un Conseil d’Administration a plus de facilité à se faire rembourser, et c'est légitime, ses frais qu’un bénévole de base, et ce n'est pas légitime.

Mme Dan Ferran-Bechmann traite dans « Projets » de 1993, du bénévolat et de la citoyenneté : « Le bénévolat est une action non rétribuée financièrement, dirigée vers autrui ou vers la communauté, exercée sans contrainte sociale ni sanction sur celui qui ne l’accomplirait pas. »
Elle décrit les statuts différents des bénévolats selon les pays : citoyenneté rebelle selon certains sociologues italiens, bénévolat quasi obligatoire aux Etats Unis, bénévolat « culturel » en Afrique.

Le bénévolat met l’accent sur des défaillances de la société et de l’Etat, selon la conception française. Mais il en est autrement par exemple en Allemagne où les « œuvres privées » ont un droit constitutionnel à agir dans les domaines sociaux et médicaux, et cela depuis la Constitution de Weimar après la Première guerre mondiale.
La mise en avant si forte du principe de subsidiarité dans les textes de l’Union européenne et dans ses pratiques renverse un peu la conception du « tout Etat » si chère à certains en France particulièrement.
Le bénévolat trouve ainsi une légitimité différente : de supplétif et de « boucheur de trous », il devient à la base l’acteur associatif premier que tous doivent soutenir, qui « délègue » sa responsabilité quand un échelon de niveau plus supérieur peut mieux faire que lui.
Pour caricaturer, on peut dire que nous, Français, lisons trop souvent le principe de subsidiarité « à la française » comme un mécanisme descendant de décentralisation ou de déconcentration. Nous devons nous rappeler que beaucoup d’autres Européens le lisent comme un principe remontant de la base, en principe universellement compétente, base qui appelle à son secours les échelons supérieurs lorsqu’elle « craque »
Mais ce qui unit tout le monde, en dépit de ces approches de sociologie politique différentes, c’est que le bénévolat fait progresser l’humanisation par la participation de tous à construire du social.

Les salariés : en France, les associations emploient plus d’un million de personnes, environ 4% de l’emploi rémunéré. L’emploi associatif est concentré : les 21 000 associations qui emploient plus de dix salariés concentrent 80% du total des emplois associatifs. Mais il faut relever la précarité du travail associatif : abus de CDD, de travail à temps très partiel, de CES, de stagiaires etc. Les causes sont connues : incertitude des financements par exemple, et donc responsabilités partagées entre les pouvoirs publics et les dirigeants. Le paradoxe est atteint lorsque pour lutter contre l’exclusion ou favoriser l’insertion des personnes, l’emploi devient la finalité, devient un produit de l’association. Dans beaucoup d’associations, le salarié, le professionnel, est un acteur du projet, de l’organisation. La bonne répartition des fonctions est nécessaire, mais l’opposition entre les salariés et les dirigeants bénévoles comme les administrateurs est vieillotte : pour gérer les lieux modernes d’action complexe que sont aujourd’hui nombre d’associations, il faut intégrer cette complexité et permettre aux salariés de s’impliquer dans le projet. Ne pas le faire serait non seulement une démotivation pour eux mais aussi une faiblesse pour l’association et son projet. Nicole Alix, alors à l’UNIOPPS, déclarait en 1999: « Les salariés ne sont pas seulement des mercenaires et peuvent s’investir de façon militante dans l’association. »
Le Conseil d’Etat accepte par exemple la présence minoritaire de salariés au Conseil d’Administration d’une association, sans remettre en cause sa gestion désintéressée. L’administration fiscale est plus menaçante. Mais il serait trop facile de transformer l’Etat et ses organes en bouc émissaire : les dirigeants, les fondateurs, veulent-ils tous cette participation ?
Il est ironique de noter qu’en France comme dans presque tous les pays développés, les grands groupes économiques privés développent massivement l’actionnariat de leurs salariés pour stimuler la cohésion interne, et trouver de plus une arme défensive contre les attaques externes, alors que de nombreuses associations poursuivent dans un état d’esprit très « vieille école » inspiré par une peur de partager le pouvoir : l’enjeu est oublié, celui de la réussite du projet associatif associant les forces du plus grand nombre.

De nouveaux engagements

De nouvelles modalités: le neuf vient ici de l'Europe par exemple qui met en place pour les jeunes des systèmes novateurs, tels le Service volontaire européen ou le soutien à des projets menés par des jeunes.
Le Service volontaire européen permet à un jeune de s'engager dans une activité citoyenne dans un pays autre que le sien. Destiné aux jeunes de 18 à 25 ans, ce service dure de six à 12 mois pour en priorité des activités de solidarité concrète et non lucrative. Il doit permettre au jeune de s'épanouir et de répondre à des besoins sociaux, culturels, environnementaux ou technologiques. Une priorité est également donnée aux jeunes qui sont confrontés à des difficultés culturelles, sociales, physiques, mentales, économiques ou géographiques; Les pays concernés sont ceux de l'Union européenne, les pays candidats, les pays du bassin méditerranéen, de la Communauté des Etats indépendants, de l'Europe du Sud Est et de l'Amérique latine.
C'est ainsi que l'on rencontre des jeunes Allemands en Pologne, actifs dans des centres sociaux et médicaux pour handicapés par exemple. Cela existe d'ailleurs un peu partout en Europe, bénéficiant ou non du statut européen, et dans l'ensemble des secteurs sociaux ou culturels par exemple.
L'"Initiative en faveur des jeunes", européenne, vise, elle, à soutenir des projets de jeunes de 15 à 25 ans favorisant l'esprit d'entreprise et la créativité, axés sur l'engagement social dans la collectivité.

Dans un cadre plus français l'évolution du service volontaire s'étend maintenant à des activités en France comme le "Service ville" et à l'étranger. L'avenir dira si ces formules se développent compte tenu de la fin de la conscription obligatoire. Celle-ci fait maintenant disparaître les objecteurs de conscience qui étaient nombreux à s'engager dans les domaines sociaux. Tel est toujours le cas dans quelques pays d'Europe, comme l'Italie. Leur disparition en France pose et posera des problèmes à de nombreuses organisations qui bénéficiaient d'une main d'œuvre compétente et motivée, et pas chère…

De nouveaux thèmes d'action dont on parle beaucoup mais qui en fait touchent un nombre relativement limité de personnes:
Les actions à l'étranger dans le cadre d'action humanitaires lors de situations d'urgence. Depuis une vingtaine d'année, à côté des intervenants principaux que sont les personnels locaux, se sont développés de nombreuses interventions avec le soutien de professionnels ou de volontaires étrangers dans les domaines de la santé, de la nourriture, de la reconstruction. Les modes de travail des agences des Nations Unies poussent à ces nouvelles pratiques: par exemple, dans le cas d'un exode de réfugiés, le HCR va passer contrat avec une ONG pour l'étude des situations juridiques afin de constituer les dossiers de demande du statut de réfugié; très souvent des agences de l'ONU sous traitent des contrats de prestations de service, distribution de nourriture, gestion des camps de réfugiés par exemple. De plus en plus de personnes sont donc engagées dans ces activités; très souvent elles sont salariées.

Les actions à l'étranger de plus long terme génèrent également les mêmes pratiques, dans le domaine du développement, de la santé, de l'agriculture, de l'éducation.
Ainsi l'Association française des volontaires du progrès a-t-elle envoyé 10 000 jeunes dans les pays du Tiers Monde depuis un quarantaine d'années; actuellement ils sont 330 dans 22 pays; leur moyenne d'âge est de 26 ans; 40% sont des femmes.
En Grande Bretagne le "Fonds du savoir faire" vise à l'assistance technique des pays d'Asie centrale et des PECO. Son objectif est de les aider à la transition vers la démocratie et l'économie de marché. Il travaille surtout avec des partenaires locaux mais aussi avec des ONG britannique en finançant des études de faisabilité et en prenant en charge 50% du coût de la formation des expatriés qu'elles envoient

Des jeunes volontaires viennent souvent s' associer à des activités à l'étranger pour des périodes courtes, pendant les vacances par exemple, apportant ainsi leurs forces et bénéficiant d'une occasion d'ouverture et de découverte.


En conclusion, les cinq problématiques associatives traitées par les sociologues Laville et Sainsaulieu, indiquent des chemins de réflexion pour lier les engagements en matière sociale et les logiques institutionnelles.

1. L’association est la mise en œuvre d’un projet collectif. Elle ne peut remplir sa mission qu’en synthétisant des logiques institutionnelles diverses. C'est le cas en particulier des rapports avec la puissance publique qui génère des évolutions: création de l'armée de métier en France, rapprochement des pratiques sociales dans l'Europe des quinze dans le cadre de l'Agenda social européen.

2. Dans des sociétés qui se transforment, l’association doit réorganiser ses orientations et ses compétences. Elle ne peut faire l’économie d’une étude de ses pratiques passées. On peut penser à toute la question de l'évolution des conceptions en matière de développement, voire par exemple l'engagement massif actuels des ONG dans la question de la dette des pays pauvres et des plans de réduction de la pauvreté initiés par la Banque mondiale et le FMI.

3. L’association combine deux sources de professionnalisation : l’engagement des bénévoles qui nécessite par exemple un encadrement et la spécialité de son métier.

4. L’association est confrontée à des phénomènes de pouvoir complexes et contrastés. Les règles et les mécanismes décisionnels doivent être clairs.

5. L’association court toujours le risque de se refermer sur elle-même. Elle doit à la fois affiner sa pensée interne et s’ouvrir aux réalités externes. Les nouvelles réponses aux besoins des pays de l'Est depuis dix ans sont un exemple de nouvelles pratiques ayant conduits à des engagements nouveaux.