Chrétiens dans le monde Charité :
le poisson, le pêcheur et le droit de pêche

L'Eglise nous invite cette année à approfondir notre démarche de charité, dans l'esprit de l'Evangile. Quelle est notre attitude ? Parlons-nous d'assistance, d'esprit de construction pour que chacun prenne sa place dans la création...et sommes-nous prêts à aller jusqu'à la défense de ses droits ?

En évoquant la question de la charité avec Mgr Alfonso Felippe Gregory, évêque brésilien et président de Caritas Internationalis, j'avais repris cet adage : « Donne un poisson à un homme qui a faim, tu le nourriras une journée. Apprends lui à pêcher, il se nourrira toute sa vie ». « Oui, me répondit l'évêque, mais votre phrase est aujourd'hui incomplète. Savoir pêcher ne sert à rien pour celui qui a faim s'il n'a pas le droit de pêche ou si des bateaux-usines ne lui laissent rien ». La charité pose inévitablement la question du droit. Si elle a en elle même sa logique, celle de l'amour de Dieu pour les hommes ou de la fraternité entre les hommes, elle se vit dans une société concrète. Les droits constituent un moyen, un outil de respect et de protection ; ils organisent un espace dans lequel les relations peuvent se vivre d'une façon équilibrée.

Donne un poisson.

C'est parfois nécessaire, urgent, vital. Le pêcheur a tellement faim que le premier geste c'est de lui donner à manger. La question ne se pose même pas après une catastrophe naturelle ou un conflit, que ce soit Soudan, en Irak, au Honduras ou à Vaison la Romaine. Il faut envoyer des équipes de secours, faire parvenir de la nourriture, des médicaments. De même, les situations de pauvreté en France exigent cette assistance, pour héberger des sans-abri, nourrir des familles ou vêtir des migrants. Mais dans ces circonstances, il faut avoir conscience que c'est pour un temps limité et que la façon dont nous le faisons est aussi importante que l'acte. Quand nous donnons à un SDF, quel regard portons-nous sur lui ? La qualité du regard engage une relation à construire.

Apprend lui à pêcher.

L'acte d'assistance doit être réalisé dans un esprit de construction. Toute réponse à l'urgence est inséparable de la recherche de l'autonomie des personnes et des groupes. L'acte de promotion, de développement, de formation - apprendre à pêcher le fameux poisson - rencontre toutes les faveurs. C'est bien légitime. Il permet la mise en œuvre des talents des pauvres et résout concrètement des problèmes dans la durée. L'église s'est engagée dans cette voie. Dans Centesimus annus (1991, n° 28) Jean-Paul II utilise le terme de « Progrès des pauvres ». Après avoir insisté sur le nécessaire abandon de l'idée de pauvre-fardeau, de pauvre-importun, le pape met en avant les potentiels des pauvres. Ils veulent légitimement avoir accès à leur part des biens matériels et souhaitent participer par leurs capacités à la création d'un monde plus juste pour tous. Et Jean Paul II poursuit : « Le progrès des pauvres est une chance pour la croissance morale, culturelle et même économique de toute l'humanité. »

S'il n'a pas le droit de pêche.

A quoi cela sert-il à la femme pakistanaise de savoir lire et écrire si elle est marginalisée, considérée comme une citoyenne de seconde zone et fréquemment victime de violences ? A quoi cela sert-il à une famille française d'avoir le « droit à un recours effectif devant les juridictions nationales » (article 8 de la Déclaration universelle des droits de l'homme ) si sa maison est vendue pour dettes dans des conditions spoliatrices ? Le progrès des pauvres est solidaire de leurs droits civils et politiques.

Si les bateaux-usines ne lui laissent rien.

A quoi cela sert-il à un groupe de bangladeshi d'avoir épargné pour se constituer un troupeau de quelques vaches, si le marché local est dominé par du lait en poudre venu de l'étranger ? A quoi cela lui sert-il de suivre un stage de qualification professionnelle si le jeune français ne trouve pas d'emploi à cause du chômage ? Le progrès des pauvres est solidaire de leurs droits économiques, sociaux et culturels.

Sept voies pour l'action

Dans ce sens le Père Antonio Bravo, Supérieur général des prêtres du Prado, proposait sept voies pour l'action lors d'une conférence « La cause des pauvres, défi pour une Eglise évangélisatrice » (Madrid septembre 1996).

Première voie : cultiver une spiritualité de la proximité avec les pauvres, face à un monde fondé sur le marché et la compétitivité. Les communautés chrétiennes doivent s'engager au côté des pauvres ; Certains de leurs membres iront jusqu'à partager leurs conditions de vie. Ce don est à cultiver avec reconnaissance par tout le peuple de Dieu.

Deuxième voie : acquérir une intelligence croyante des pauvres. Face à la violence et à l'exclusion subie par les pauvres, l'engagement consiste à reconnaître les richesses du pauvre, à l'écouter, à faire en sorte qu'il puisse agir. La tentation peut être grande de vouloir l'intégrer à la culture des forts, pour le neutraliser, en niant ainsi sa situation de victime.

Troisième voie : développer des relations fraternelles avec les pauvres, tant au sein de chaque communauté qu'à l'échelle du monde entier. Certes, les services de secours sont nécessaires mais le dialogue, la formation adaptée et avant tout la fraternité le sont encore plus. Les actions doivent se fonder sur la participation libre et responsable. La solidarité a besoin d'une authentique réciprocité. L'annonce de l'Evangile et le développement de la fraternité vont de pair.

Quatrième voie : aimer gratuitement. Les pauvres rejettent toute idée de récupération et de manipulation. Il convient donc de poser le principe de la liberté du pauvre, de promouvoir la solidarité en évitant tout type de dépendance, de viser le développement de tout l'homme, d'éduquer les riches et les pauvres à la libre participation car la société a besoin de la créativité de tous, de faire confiance au sens de la responsabilité qu'a le pauvre et a sa capacité de changement, de proclamer les Béatitudes. Tout cela exige patience et pédagogie : une charité non enracinée dans la foi et non dynamisée par l'espérance ne se distinguerait pas d'un humanisme plus ou moins respectueux des personnes et des peuples.

Cinquième voie : agir efficacement et avec fécondité. L'Eglise n'est pas là pour prendre les responsabilités de la société et des pauvres. Comme le Bon Samaritain, elle appelle d'autres à son aide. Avec les exclus et les sans voix, elle veut être à la table des négociations, malgré les ambiguïtés de toute réalisation humaine. Face aux injustices, aux violences, elle lutte pour une legisianon qui aerena les pius raioies ei les sert en justice. Cette action se fonde sur une analyse lucide et critique qui ne constitue pas en elle-même une remise en cause du dialogue et de la collaboration, s'ils servent la cause des pauvres.

Sixième voie : animer l'Eglise tout entière par l'option préférentielle pour les pauvres. Cela concerne l'existence même des communautés chrétiennes qui ne doivent pas hésiter à être des porte-voix des sans-voix auprès des élus. Ceux-ci doivent mettre au centre même de leurs préoccupations, les pauvres, les enfants, tous les exclus. L'annonce de la Bonne Nouvelle s'accompagne de gestes signifiant l'immense respect accordé par Dieu aux exclus. L'eucharistie permet à la communauté de se recréer en faveur des assoiffés de justice.

Septième voie : oser la proposition de l'Evangile. C'est une question de justice et de confiance puisque toute personne humaine est appelée à vivre l'Evangile afin de signifier et de réaliser « le mystère de l'amour de Dieu pour l'homme ». (Gaudium et Spes, 45)

Une guerre d'usure

Ces sept voies montrent bien la richesse de la palette disponible pour construire la dignité de la personne humaine : du regard à la relation, de l'aide à l'échange, du projet au témoignage et à la transformation sociale.

Elles ouvrent aussi à la réflexion spirituelle et à l'évangélisation : « En effet, de même que sans souffle, le corps est mort, de même aussi, sans œuvres, la foi est morte. » (Epître de Saint Jacques, 2, 26).

Œuvrer pour la charité c'est donc aller jusqu'à la transformation sociale, par le respect des droits de l'homme et par la justice économique. Nous sommes bien ici dans le domaine de la conquête, de la défense, voire de la lutte. Comme le déclarait le Cardinal Etchegaray lors du Congrès mondial sur la pastorale des droits humains (Rome, juillet 1998) : « Se battre pour les droits de l'homme, c'est souvent se cogner à l'épaisseur du péché, aux structures sociales du péché (...) Le combat pour les droits de l'homme est comme une guerre d'usure. »

Ce combat pour une culture de vie, pour le droit de tous les peuples à la vie, est un combat de long terme comme le manifestent par exemple les difficultés rencontrées pour la mise en place de la Cour pénale internationale. Il n'y en effet pas de droit sans juge, sans mécanisme de sanction. Les décisions du Conseil de Sécurité des Nations Unies de 1993 et 1994 relatives à la création de tribunaux ad hoc pour la Yougoslavie et le Rwanda ont ouvert la voie à la Conférence de Rome de 1998. Celle-ci a voté la création de la Cour : 120 voix pour dont la France, 6 voix contre dont les Etats-Unis, 21 abstentions. Ce score illustre le débat qui portait sur l'indépendance de cette nouvelle juridiction qui pourra juger les auteurs de génocides, de crimes contre l'humanité dont les attaques massives contre les civils, de crimes de guerre et d'agressions criminelles. La création de la Cour ne sera effective que lorsque 60 états en auront ratifié les statuts, ce qui demandera quelques années. Quoiqu'il en soit le droit international des droits de l'homme a réalisé une avancée significative en 1998.

Dans un autre domaine, celui de la dette des pays les plus pauvres, les opinions publiques évoluent positivement. Certes, le sujet est à aborder sans naïveté car il y a des dettes plus ou moins propres, selon leur objet de départ, les conditions des contrats, les profits illégitimes que certains ont pu en tirer. Il faut reconnaître l'engagement de l'Eglise dans ce dossier, depuis des années, et sa relance à l'occasion du Jubilé de l'an 2000. Il s'agit d'un élément constitutif de l'amélioration du bien commun au profit de populations entières écrasées par une pauvreté encore aggravée par le poids du remboursement des dettes de leurs pays.

La lutte contre la pauvreté, l'engagement dans la charité créatrice -domaine du don, de l'amour, de la dignité de la personne -, dans la solidarité - domaine du bien commun- et dans la justice - domaine du droit -constituent un travail sans lequel la mission de l'Eglise serait incomplète. Ce n'est pas un en-plus; c'est une composante de la foi : les pauvres sont pour l'Eglise une priorité enracinée dans l'Evangile. S'ils ne l'étaient pas, ils devraient l'être. « Bâtir une société de frères ne saurait rester à l'état de programme. Chacun là où il est, y a sa part de responsabilité. Chacun y a sa place. » (Mgr Jean Rodhain)

Denis VIÉNOT