LA CHARITE A L’EPREUVE DES PAUVRETES
Colloque OIC. Institut catholique de Paris.14 septembre 1999.

Intervention de Denis Viénot, Président de Caritas Europa :
« Agir avec les pauvres contre la pauvreté.
Comment intervenir sur le terrain et au sein des structures
tant au niveau mondial que régional et local. »



Les organisateurs de notre colloque ont centré avec pertinence mon intervention sur le concept de l’action et des acteurs dans l’exercice concret de la charité. Exercice concret, cela fait référence à l’Evangile et aux textes qui l’accompagnent, à l’enseignement social de l’Eglise et à l’observation, à l’analyse des réalités qui nous entourent : on ne descend plus à pied de Jérusalem à Jéricho, mais notre devoir est bien de répondre aux appels des pauvres, devenant ainsi leurs prochains proches ou lointains.

Sur ces fondements trois types d’acteurs vont intervenir en corrélation les uns avec les autres afin de promouvoir une pleine et entière démarche de charité.

- Le pauvre, les pauvres qui sont certainement les acteurs premiers à la fois sujets et auteurs. Leurs talents sont en jachère. Dans l’Evangile des talents le premier et le second serviteurs obtiennent par leur travail un taux de rendement de 100% puisqu’ils rapportent l’un et l’autre au maître le double de la somme que celui-ci leurs avait confié au départ. Le troisième serviteur ne rapporte, lui, que le montant exact confié. Son taux de rendement est donc de 0%. Il est justement blâmé. Ce qui importe, ce n’est pas le capital, la richesse, mais la fructification. Chaque homme, chaque femme est ainsi appelé à s’associer à la construction du Royaume déjà présent sur terre et à participer à la création et à la mise en œuvre de la destination universelle des biens. Le pauvre est en quelque sorte une personne en état de sous-créateur. Sa responsabilité et celle de la communauté sont de faire en sorte qu’il devienne un créateur à part entière, avec les limitations inhérentes à toute condition humaine.

- La société constitue le second acteur avec ses composantes diverses, tant au niveau des personnes, des citoyens, des contribuables, des professionnels de tous les domaines et pas seulement du social par exemple, qu’aux niveaux des institutions démocratiques, des groupes territoriaux ou thématiques, les collectivités territoriales ou les composantes de la fameuse société civile.

- L’Eglise sera pour nous le troisième acteur tant là aussi au niveau des personnes, un croyant, des donateurs, qu’au niveau institutionnel et de ses groupes, mouvements et communautés organisés aux plans paroissial, diocésain, national et international.

Avant de décrire quelques expériences concrètes de mise en œuvre de la démarche de charité, il est utile de revisiter le concept même de charité sous l’éclairage du droit, car il n’y a pas de vraie charité isolée des fonctionnements sociaux. Notre triptyque est bien celui de la charité, de la solidarité et de la justice.


I - Charité: le poisson, le pêcheur et le droit de pêche.


En évoquant la question de la charité avec Mgr Alphonso Gregory, évêque brésilien et ancien président de Caritas Internationalis, j’avais repris cet adage : « Donne un poisson à un homme qui a faim, tu le nourriras une journée. Apprends-lui à pêcher, il se nourrira toute sa vie ». « Oui, me répondit l’évêque, mais votre phrase est incomplète. Savoir pêcher ne sert à rien pour celui qui a faim s’il n’a pas le droit de pêche ou si des bateaux -usines ne lui laissent rien ». La charité pose inévitablement la question du droit. Si elle a en elle-même sa logique, celle de l’amour de Dieu pour les hommes et de la fraternité entre les hommes, elle se vit dans une société concrète. Les droits constituent un moyen, un outil de respect et de protection ; ils organisent un espace dans lequel les relations peuvent se vivre de façon équilibrée.

Donner un poisson, c’est parfois nécessaire, urgent, vital. La question ne se pose même pas après une catastrophe naturelle ou un conflit, que ce soit au Soudan ou en Irak dans des contextes de guerre, en Amérique centrale ou en Inde suite à des cyclones en Pologne, en République tchèque, en Slovaquie ou en Ukraine après des inondations, en Turquie après un tremblement de terre, au Kosovo dans la situation si difficile de guerre civile. Il faut envoyer des équipes sur place, faire parvenir de la nourriture, des médicaments. De même, les situations de pauvreté en Europe exigent cette assistance, pour héberger des sans abris, nourrir des familles ou vêtir des migrants. Mais dans ces circonstances, il faut avoir conscience que l’action ne se déroule que dans un temps limité et que la manière est aussi importante que l’acte. Quand nous donnons à un sans-abri, quel regard portons-nous sur lui ? La qualité de ce regard engage une relation à construire.

Apprendre à pêcher, car toute réponse à l’urgence est inséparable de la recherche de l’autonomie des personnes et des groupes. L’acte de promotion, de développement, de formation, -apprendre à pêcher le fameux pauvre poisson –rencontre toutes les faveurs. C’est bien légitime. Il permet la mise en œuvre des talents des pauvres et résout concrètement des problèmes dans la durée. Dans « Centesimus annus » le pape Jean Paul II utilise le terme de « Progrès des pauvres » et met en avant leur désir légitime d’avoir accès à leur part de biens matériels et de participer par leurs capacités à la création d’un monde plus juste pour tous. Et Jean Paul II poursuit : « Le progrès des pauvres est une chance pour la croissance morale, culturelle et même économique de toute l’humanité ».

S’il n’y a pas de droit de pêche : à quoi cela sert-il à la femme pakistanaise de savoir lire si elle est marginalisée et considérée comme une citoyenne de seconde zone et fréquemment victime de violences ? A quoi cela sert-il à une famille européenne d’avoir le « droit à un recours effectif devant les juridictions nationales » (article 8 de la Déclaration universelle des droits de l’homme) si sa maison est vendue pour dettes dans des conditions spoliatrices ? Le progrès des pauvres est solidaire de leurs droits civils et politiques.

Si les bateaux-usines ne lui laissent rien : à quoi cela sert-il à un groupe de bangladeshi d’avoir épargné pour se constituer un troupeau de quelques vaches, si le marché local est dominé par du lait en poudre importé ? A quoi cela lui sert-il de suivre un stage de qualification professionnelle si le jeune polonais ne trouve pas de travail à cause du chômage ? Le progrès des pauvres est solidaire de leurs droits économiques, sociaux et culturels.

Lors d’un colloque organisé par Caritas Espagne en 1996, le Père Antonio Bravo, Supérieur général des prêtres du Prado proposait, dans son intervention « La cause des pauvres, défi pour une Eglise évangélisatrice », sept voix pour l’action :

- cultiver une spiritualité de la proximité avec les pauvres,
- acquérir une intelligence croyante des pauvres,
- développer des relations fraternelles avec les pauvres,
- aimer gratuitement,
- agir efficacement et avec fécondité,
- animer l’Eglise tout entière par l’option préférentielle pour les pauvres,
- oser la proposition de l’Evangile.

La cinquième voix - agir efficacement et avec fécondité - mérite quelques commentaires puisque le Père Bravo fait un lien entre la charité et le droit. L’Eglise n’est pas là, selon lui, pour prendre les responsabilités de la société et des pauvres. Comme le Bon Samaritain, elle appelle d’autres à son aide. Avec les exclus et les sans voix, elle veut être à la table des négociations, malgré les ambiguïtés de toute réalisation humaine. Face aux injustices, aux violences, elle lutte pour une législation qui défend les plus faibles et les sert en justice. Cette action se fonde sur une analyse lucide et critique qui ne constitue pas en elle-même une remise en cause du dialogue et de la collaboration, s’ils servent la cause des pauvres.

Ces sept voix montrent la variété de la palette disponible pour construire la dignité de la personne humaine : du regard à la relation, de l’aide à l’échange, du projet au témoignage et à la transformation sociale.

Elles ouvrent aussi à la réflexion spirituelle et à l’évangélisation : « En effet, de même que sans souffle, le corps est mort, de même aussi, sans œuvres, la foi est morte » (Epître de St Jacques, 2,26).

Œuvrer pour la charité, c’est donc aller jusqu’à la transformation sociale, par respect des droits de l’homme et par la justice économique. Nous sommes bien ici dans le domaine de la conquête, de la défense, voire de la lutte. Comme le déclarait le Cardinal Etchegaray lors du Congrès mondial sur la pastorale des droits humains (Rome, juillet 1998) : « Se battre pour les droits de l’homme, c’est souvent se cogner à l’épaisseur du péché (…) Le combat pour les droits de l’homme est comme une guerre d’usure ».

Ce combat pour une culture de vie, pour le droit de tous les peuples à la vie, est un combat de long terme comme le manifestent par exemple les difficultés rencontrées pour la mise en place de la Cour pénale internationale. Il n’y a en effet pas de droit sans juge, sans mécanisme de sanction. Les décisions du Conseil de Sécurité des Nations Unies de 1993 et 1994 relatives à la création de tribunaux ad hoc pour la Yougoslavie et le Rwanda ont ouvert la voie à la Conférence de Rome de 1998. Celle-ci a voté la création de la Cour : 120 voix pour, 6 contre dont celle des Etats Unis, 21 abstentions. Ce score illustre le débat qui portait sur l’indépendance de cette nouvelle juridiction qui pourra juger les auteurs de génocides, de crimes contre l’humanité dont les attaques massives contre les civils, de crimes de guerre et d’agressions criminelles. La création de la Cour ne sera effective que lorsque 60 Etats en auront ratifié les statuts, ce qui demandera quelques années. Le droit international des droits de l’homme a ainsi fait un grand pas.

Dans le domaine de la dette des pays les plus pauvres, les avancées ont également été réelles, en 1999. Les opinions publiques évoluent favorablement et les Chefs d’Etat des pays les plus riches viennent en juin dernier à Cologne de prendre des décisions qui font avancer cette question sur laquelle l’engagement de l’Eglise catholique a été fort et entraînant. Il s’agit d’un élément constitutif de l’amélioration du bien commun au profit de populations entières écrasées par une pauvreté encore aggravée par le poids du remboursement des dettes de leurs pays.


II - L’action avec les pauvres transforme tous les partenaires.


Cette transformation intervient à tous les niveaux, le local, le régional et le mondial. Quelques exemples d’actions concrètes le démontrent.

Au plan local l’expérience des groupes de femmes, il y en a aujourd’hui plus de 10.000, mis en place par la Caritas du Bangladesh montre que la méthode de travail et d’animation est essentielle. Chaque groupe est composé d’une quinzaine de femmes. Mais Caritas a décidé de n’agir qu’avec trois catégories de populations pauvres : les paysans sans terre, c’est à dire n’ayant aucune terre ou seulement un tout petit terrain où tiennent juste une habitation et quelques arbres plus un petit potager, les tribaux, les femmes.

Chaque groupe est suivi par une animatrice extérieure, et cela est essentiel, car chaque participante va prendre des responsabilités : Présidente, Vice Présidente, Trésorière et Vice Trésorière, Secrétaire et Vice Secrétaire, Comptable etc. Chacune devra se former, au service du groupe. Ainsi, si la Secrétaire ne sait pas écrire ou si la Vice Trésorière ne sait pas calculer, elles devront se former, au service du groupe et dans leur intérêt personnel. Et le groupe devient un lieu à la fois de discussions et de prise de conscience des réalités de vie personnelle et communautaire sur par exemple les violences subies par les femmes dans le village et le pays, mais aussi un lieu de réalisations communes.

Tous les groupes, systématiquement créent par exemple une caisse commune alimentée par une épargne régulière des participantes ; la Caritas fait des prêts complémentaires aux groupes. Un capital est ainsi disponible qui permet au groupe d’attribuer des crédits individuels ou collectifs à ses membres, le plus souvent pour des activités économiques et productives : artisanat, petit commerce, agriculture et pépinières, élevage, aquaculture. A noter le lien entre ces activités et d’autres programmes de Caritas : il y a un gros projet de reforestation qui achète des plans d’arbres à ceux des membres des groupes qui ont lancé des activités de pépinières, par exemple.

Pour résumer l’intérêt de tels principes de vraie promotion des personnes, il suffit de citer la présidente d’un groupe de femmes hindoues que je rencontrais en janvier 1999 avec une équipe de télévision du « Jour du Seigneur ». Au journaliste qui lui demandait ce qui avait changé dans sa vie, elle répondit : « Avant, lorsque des étrangers venaient dans notre village, nous nous précipitions chez nous et restions enfermées. Et maintenant, aujourd’hui, je me tiens devant vous, devant votre caméra, et je réponds fièrement à vos questions ! »

Cette femme a été transformée, mais, croyez-moi, le journaliste et moi-même aussi ! Une femme indienne me disait un jour que la transformation et le changement, c’était d’abord elle, puis sa famille, son village, sa région, son pays, l’Asie et le monde tout entier.

Pour rester au plan local de l’exercice de la charité, au Luxembourg la Caritas a mis en place un atelier de travail pour personnes adultes en difficulté. Il s’agit d’une blanchisserie qui est essentiellement sous-traitante pour des maisons de retraite. Une vingtaine de personnes y travaillent le plus souvent en contrepartie du RMI local qu’elles perçoivent. Lorsque je visitais cette petite entreprise, en juin dernier j’ai appris dès mon arrivée qu’elle me serait présentée par l’un des travailleurs qui l’avait fermement exigé du personnel d’encadrement. C’était pour lui une question d’honneur. Je suis devenu en vingt minutes spécialiste d’un métier qui m’était jusqu’alors totalement inconnu !

Il y a un point commun fort dans ces diverses expériences : le lien entre la démarche de charité, de promotion et la profonde dignité de la personne.

Pour rester au plan local et être dans l’actualité, les programmes en cours au Kosovo manifestent la complémentarité de l’aide d’urgence, alimentaire par exemple qui va d’ailleurs aller en déclinant progressivement pour se concentrer sur les populations les plus vulnérables, avec les actions de plus long terme comme celles de réhabilitation temporaire et de reconstruction définitive des maisons détruites. L’aide apportée, en matériaux par exemple, permet aux habitants eux-mêmes de reconstruire en s’aidant les uns les autres.

Au plan régional, les Caritas d’Europe et leur organisme régional, Caritas Europa, ont élaboré récemment un plan de travail. Il contient des orientations stratégiques qui expriment l’action avec les pauvres. Elles mettent l’accent sur la structuration et l’organisation de chaque Caritas pour être efficacement à leur service et avec eux. C’est particulièrement clair en matière de politique de formation ou dans le domaine de la coopération avec les pays du Sud.

Il faut cependant reconnaître que ce type de démarche est plus ou moins accentué selon les pays et selon leur histoire et celles des relations avec les pouvoirs publics. Quoiqu’il en soit dans le domaine de l’action de plaidoyer, pour ne pas dire « advocacy and lobbying », il y a un consensus et un désir fort d’intervention en particulier auprès de l’Union européenne, du Conseil de l’Europe et maintenant en plus de l’OSCE. Ce type de travail est certes coutumier pour Caritas Europa qui s’est depuis longtemps engagée sur les questions de politiques sociales et de migrations. Ce qu’il convient de noter, c’est la décision ferme de pousser les feux par exemple sur les questions Nord/Sud ou avec Caritas Internationalis sur le suivi des décisions du Sommet de Copenhague ou de la question de la dette des pays les plus endettés.

Au plan mondial, la « Marche mondiale contre le travail des enfants » est un bon exemple de l’action avec les pauvres contre la pauvreté. Elle s’est déroulée au printemps 1998. Venus de tous les continents des groupes d’enfants et de jeunes ont convergés vers Genève à l’occasion d’une séance officielle du Bureau International du Travail. J’ai participé à plusieurs temps du séjour en France d’un groupe d’une vingtaine de jeunes brésiliens, péruviens, burkinabés, tchadiens, indiens, bangladeshi. Leur réception par le Président de la République fut aussi soignée que celle d’un Chef d’Etat. Le déjeuner offert par la Ministre des Affaires Sociales tenait compte des habitudes culinaires de notre pays et des leurs. Ces marques d’attention ont permis de vrais débats et dialogues sur les conditions dramatiques d’exploitation qu’ils subissent. Beaucoup de Caritas et d’organismes d’Eglise et non confessionnels se sont associés à cette Marche qui a eu un réel retentissement dans les opinions publiques mondiales. La prise de conscience a progressé et des mesures concrètes ont été et seront prises sans angélisme à propos du travail des enfants, tenant compte des réalités de vie des familles pauvres.

Jamais l’impact n’aurait été aussi fort si seuls des adultes avaient tenus des discours sérieux sur cette question sérieuse. La parole des enfants, leurs jeux et leurs bêtises pendant leur séjour, leurs interviews solides et argumentées, voilà autant d’éléments qui ont favorisés la prise de conscience et fait bouger les choses.

La lutte contre la pauvreté, l’engagement dans la charité créatrice - domaine du don, de l’amour, de la dignité de la personne -, dans la solidarité - domaine du bien commun -, et dans la justice - domaine du droit - constituent un travail sans lequel la mission de l’Eglise serait incomplète. Ce n’est pas un en-plus ; c’est une composante de la foi : les pauvres sont pour l’Eglise une priorité enracinée dans l’Evangile. S’ils ne l’étaient pas, ils devraient l’être.

L’esprit qui nous anime est bien explicité par le synode des évêques d’Europe de 1971 qui écrit dans ses conclusions : « Pour nous, l’engagement pour la justice et la participation à la reconstruction du monde sont des éléments fondamentaux de la proclamation de l’Evangile, c’est à dire de la mission de l’Eglise pour délivrer l’humanité et la libérer de tout état d’oppression ».

Denis Viénot
31 juillet 1999