Centre Catholique International de Genève, CCIG
"Les impacts de la mondialisation sur les emplois, les revenus et les pauvretés"
(Séminaire des 26-28 avril 1999).

NOUVELLES PAUVRETES ET FORMES D'EXCLUSION
(intervention de D. Viénot).





La pauvreté dans le monde est un phénomène massif malgré les progrès accomplis ces dernières décennies. 1 milliard 300 millions de personnes sur les 6 milliards composant l'humanité ne disposent que de moins d'un dollar par jour : c'est l’extrême pauvreté.

Dans les sociétés riches la pauvreté n'est pas éradiquée : il y a 100 millions de pauvres dans les pays de l'OCDE.

Selon le Bureau International du Travail le chômage est aujourd'hui record. Seuls les Etats Unis et à un moindre niveau l'Union Européenne ont vu en 1998 leurs taux de chômage et de sous-emploi diminuer. La situation se dégrade en Asie, ne s'améliore pas en Amérique latine; Elle s'est par contre légèrement améliorée en Afrique sub-saharienne alors qu'en Europe centrale et orientale le niveau de vie baisse.

Un milliard de travailleurs, soit le tiers de la population active, sont sans emploi ou sous-employés; 150 millions sont effectivement au chômage, et parmi eux 10 millions ont perdu leur emploi en 1998 à cause de la crise asiatique.

Entre le quart et le tiers des travailleurs, soit entre 750 et 900 millions de personnes, sont sous-employés (c'est à dire qu'ils travaillent moins qu'ils ne le souhaiteraient ou qu'ils gagnent moins que le minimum vital). Le BIT évalue à 60 millions le nombre des jeunes de 15 à 24 ans qui ne trouvent pas de travail.

Il relève que « les chômeurs de longue durée n'ont guère de chance de retrouver un emploi (...) Les conséquences sociales de cette situation sont désastreuses. Elles exigent que l'on adopte des mesures et des programmes propres à faciliter la réinsertion des chômeurs de longue durée sur le marché du travail ». Le phénomène est particulièrement frappant dans l'Union européenne où en 1996, 60 % des 9 millions de chômeurs de longue durée étaient au chômage depuis plus de deux ans. Les plus frappés par ce chômage long sont les plus âgés, les femmes, les handicapés et les travailleurs licenciés des industries en déclin.

Même si la situation s'améliore globalement dans l'Union européenne - pour la première fois depuis 1992 le taux de chômage vient de passer en dessous de 10 % - l'ancienneté moyenne dans le chômage y poursuit sa progression : 420 jours soit 20 jours de plus qu'il y a un an.

C'est dans ce contexte mondial et européen que se situe l'action des Caritas d'Europe, celles de l'Union européenne et les autres d'Europe occidentale, centrale et orientale, que se situe donc aussi l'action du Secours catholique-Caritas France. L'observation de ces actions et des analyses qui en découlent à travers, entre autres, les exemples suisse et français permet de porter un regard sur les nouvelles pauvretés et les stratégies menées dans la lutte contre l'exclusion par ces organismes dans leurs pays et au plan de l'Europe tout entière.


I - DES STATISTIQUES ET DES ANALYSES INQUIETANTES

1) Le Secours catholique a accueilli en 1997, 685.200 situations correspondant à 1.690.000 personnes, 905.000 adultes et 785.000 enfants.

60 % sont envoyées à ses équipes de bénévoles par les services sociaux, ce qui est à la fois un signe de bonne collaboration et une source d'inquiétude face à leur surcharge.

82 % sont français, 9 % viennent du Maghreb, 3 % d'Afrique noire, 2 % de l'Union européenne - principalement du Portugal - 1 % des pays de l'ancienne Europe de l'Est, Pologne, Roumanie et Ukraine surtout. Ce sont donc au total 18 % d'étrangers alors qu'il y a environ 6 % d'étrangers en France; la proportion est donc trois fois supérieure ce qui est certainement un indicateur sévère de la pauvreté qui frappe ces personnes.

La répartition par âge est stable depuis quelques années. Il s'agit d'une population jeune: 14 % ont moins de 25 ans, 69 % ont entre 25 et 49 ans, 12 % entre 50 et 59 ans, et 5 % 60 ans et plus.

80 % des situations concernent des personnes qui vivent dans des communes de plus de 2.000 habitants, 15 % dans des communes de moins de 2.000 habitants et 5 % sont de passage.

Près de 70 % n'ont pas de qualification professionnelle ; le chiffre était de 63 % en 1992.
Parmi ceux qui ont des ressources (13 % n'en ont aucune) 16 % ont un revenu du travail, 28 % un revenu dérivé du travail (allocations chômage, indemnités de Sécurité Sociale, retraites, emplois aidés et formations) alors que 42 % ne vivent que de transferts sociaux (RMI, prestations familiales, allocation logement, aide sociale).

Le revenu moyen mensuel est de 3.854 francs français (587,50 euros). Selon le mode de calcul d'Eurostat (premier adulte = 1 ; autres adultes et enfants de plus de 14 ans = 0,5 ; enfants de moins de 14 ans = 0,3) le revenu mensuel moyen par unité de consommation de ces familles est de 2.520 FF par mois soit 84 FF par jour ; le seuil de pauvreté définit par l'INSEE est de 3.800 FF. Les familles accueillies par les équipes de bénévoles du Secours Catholique ont donc en moyenne des revenus ne s'élevant qu' aux deux tiers de ce seuil de pauvreté. 90 % de ces personnes vivent sous le seuil de pauvreté.

Le fait d'avoir un emploi ou d'en avoir eu un apparaît comme un facteur déterminant du niveau des ressources même si cela ne met pas à l'abri de la pauvreté: alors que - on l'a vu - le revenu moyen mensuel par famille est de 3.854 FF, pour celles disposant d'un revenu du travail il s'élève à 5.927 FF, pour celles disposant d'un revenu dérivé du travail il s'élève à 4.409 FF et pour celles ne vivant que de transferts sociaux il est de 3.678 FF.

On voit bien comment le fait de travailler, s'il améliore la situation, ne met pas à l'abri de la pauvreté. Caritas Suisse a publié en 1998 une étude, "Les working poor en Suisse : ils sont pauvres, et pourtant ils travaillent." Les éléments principaux de cette analyse sont les suivants: 5 % de la population en âge de travailler sont des working poor; parmi les pauvres en âge de travailler la proportion est de 70 % ce qui est élevé; les 2/3 ont moins de 40 ans; les hommes seuls et les jeunes couples avec enfants sont plus concernés; la plupart sont suisses et ont une formation; l'introduction d'un salaire minimum légal pourrait améliorer la situation, ce qui est cohérent avec les constats du Secours catholique qui, sur le total, rencontre 16 % de « working poor » dans ses accueils, ce qui reste élevé dans un pays où un salaire légal existe.

Les situations du Secours Catholique devraient à 36 % percevoir le RMI mais seulement 28 % le reçoivent et les autres attendent le règlement de leur dossier; 23 % devraient percevoir les allocations chômage mais seuls 19 % les touchent.

38 % ont des factures impayées pour un montant moyen de 6.303 FF. Le phénomène est en nette augmentation. Les couples ont des dettes plus fortes que les autres; les pères seuls aussi. Les dettes concernent le loyer (46 %), l'électricité et le gaz (41 %), l'eau (19 %), les impôts (11 %).

La moitié des situations concerne des familles avec enfants et la moitié de ces familles sont monoparentales : 476.000 mères et leurs enfants, et 38.000 pères et leurs enfants. Les autres sont des personnes seules, 28 % pour les hommes et 15 % pour les femmes, et un petit groupe de 7 % couples sans enfant.

Donc le quart des situations concerne des familles monoparentales alors qu'elles sont 14 % dans la population française.

Le logement des personnes révèle aussi des caractéristiques typées en matière de pauvreté : forte utilisation des logements sociaux et de la location privée. Les constats recoupent une récente étude de l'INSEE : les ménages pauvres, plus jeunes qu'auparavant et davantage composés d'actifs, sont moins souvent propriétaires - 31 % contre 46 % en 1994 mais seulement 5 % dans les accueils de Secours Catholique- et se logent de plus en plus en HLM - 24 % soit plus 8 % en douze ans mais 40 % au Secours Catholique.

Puisque nous sommes à Genève, il est intéressant de noter que dans la région Rhône-Alpes voisine il y a quelques spécificités : plus de personnes seules, plus de logements précaires, moins d'anomalies de perception des prestations sociales ; et dans la région Franche Comté : plus de personnes sans ressource, plus d'anomalies administratives, moins de jeunes de moins de 25 ans et plus de personnes de plus de 50 ans.

2. Si l' on prend un peu de recul par rapport à ces constats, on voit bien se former le cercle infernal de la pauvreté : quatre facteurs dominants émergent, à la fois causes et effets selon les cas : chômage et travail précaire ou sous-rémunéré, dislocation des liens de couple, logement, santé. C'est la fragilité qui domine dans la vie de ces personnes. Un exemple est caractéristique, celui des 42 % de familles qui ne vivent que de transferts sociaux et qui sont à la merci du moindre dysfonctionnement dans une procédure que souvent elles ne maîtrisent pas.

Les enquêtes révèlent l’existence en France d’un taux stable de pauvreté, 10 % des ménages, soit 5,5 millions de personnes. Parmi elles se trouve un « noyau dur » de très grande pauvreté qui recouperait 2 % des ménages. Les autres feraient partie du groupe que les enquêtes décrivent comme faisant des allers et des retours autour du seuil de pauvreté, selon les années. Remarquons cependant que ce n’est pas la richesse que d’évoluer autour de 3.800 FF. par mois !

On pourrait aussi évoquer la quasi-impossibilité de l'accès au travail « normal » pour des gens souvent trop sous-qualifiés et victimes d'un rejet social accompagné de mécanismes de généralisation du travail précaire: les intérims et les contrats à durée déterminée constituent actuellement 90 % des recrutements en France. Et on a remarqué que les salariés qui passent d'un contrat à durée indéterminée à un contrat à durée déterminée ont deux fois plus de risque de tomber malades; de plus 31 % des salariés à durée déterminée de moins de six mois et 39 % des intérimaires n'ont pas de couverture d'assurance médicale complémentaire, facteur indispensable de prévention tant dans la décision de se faire soigner que par la prise en charge des frais médicaux.

La prochaine mise en place en France d'une couverture maladie universelle devrait pallier ces difficultés. Elle est réclamée depuis longtemps par de nombreuses associations dont le Secours Catholique. Le débat parlementaire est en cours.


II - LE CHOMAGE ET LA PAUVRETE


Compte-tenu du thème du séminaire centré sur les emplois, les revenus et les pauvretés, il est intéressant de regarder plus particulièrement les relations entre le chômage et la pauvreté.

1. Le chômage ne se confond pas avec la pauvreté même s'il en est un facteur essentiel. La croissance des inégalités dans un pays comme la France est un phénomène qui a repris depuis plus de dix ans. Ce pays ne cesse globalement de s'enrichir. La question de la répartition ne pourra pas longtemps être mise de côté.

La pauvreté s'étend avec le chômage et le travail précaire. Les pauvres sont de plus en plus jeunes ; les retraités sont de moins en moins nombreux parmi les pauvres.

On sait que la probabilité de sortir d'une situation de pauvreté est faible: les très bas revenus, les très bas salaires , ne sont pas que des accidents mais souvent des réalités durables. Le piège se referme sur les moins qualifiés qui de plus ont moins de relations sociales. Les travailleurs pauvres se développent aux Etats Unis, au Royaume Uni, en Suisse comme en France car les gens écartés du marché normal du travail doivent se contenter de ce qui se présente, des petites activités précaires à temps partiel qui assurent moins que le minimum vital.

Ainsi, si le chômage n'est pas la seule cause de pauvreté, le travail n'est plus une garantie d'échapper à la pauvreté.

Dans son contexte particulier Caritas Suisse pose la question du salaire légal qui n'existe pas dans ce pays. On voit bien dans le cas français que cela ne suffit pas ; c'est l'ensemble des règles du jeu social qui est à prendre en compte. Et Caritas Suisse à raison de poser alors la question de la marge, résolue théoriquement en France par certains minima sociaux. Caritas Suisse écrit : "Pour les working poor, il faut exiger que cet encouragement (un droit à un revenu qui garantit l'existence) ne soit pas seulement précédé d'un examen de l'état des revenus des intéressés, mais aussi d'un contrôle de l'entreprise qui les occupe. Comment empêcher autrement que des entreprises tentent de profiter indûment de cette extension du champ d'application des prestations complémentaires, au détriment de la collectivité?"

La question est bien posée car elle pointe le triangle des responsabilités : celles de la personne, celles de l'employeur et celles de la collectivité, nationale ou locale, politique ou mutualiste.

Les minima sociaux posent au moins deux questions. D'abord celle des publics concernés et donc des critères d'attribution. En France ils touchent plus de 3 millions de personnes et le double si l'on inclut les personnes à charge. C'est un choix politique que de fournir une allocation à un million de personnes âgées, aux handicapés aux parents seuls, à un million de érémistes, à 500.000 chômeurs en fin de droits, à 600.000 chômeurs touchant moins 3.000 FF par mois ; c'est un choix qui résulte de l'état du consensus social à un moment donné comme cela a été le cas il y a une dizaine d'années lors de la création du Revenu Minimum d'Insertion, le RMI, qui est versé aux personnes de plus de 25 ans lorsque leurs ressources sont insuffisantes. Mais pourquoi 25 ans et pas moins ? C'est un choix politique que l'on peut trouver injuste. Pourquoi rien n'est-il prévu de comparable- un droit - pour les étrangers arrivant régulièrement en France comme réfugiés politiques ? Donc la première question concerne les bénéficiaires.

La seconde question concerne les montants versés. Là le débat est vif : les minima sociaux sont faibles. Les pouvoirs publics veillent à garder un certain écart entre ces minimas et le salaire minimum afin que l'incitation à accepter du travail reste forte. Mais si ces minimas sont trop faibles, ils ne jouent plus leur rôle de lutte contre la pauvreté et ne permettent plus une vie digne. Ainsi que penser du montant du RMI qui s'élève à 2.500 FF environ pour une personne seule alors que le salaire minimum est fixé par ailleurs à plus du double ? N'est-ce pas faire injure aux pauvres de les voir d'abord comme des profiteurs potentiels alorsqu'ils sont d'abord les victimes d'une société qui ne veut pas répartir ? Alors que l'immense majorité d'entre eux souhaitent s'y insérer en travaillant, en exerçant ce droit constitutionnel au travail qui leur est refusé.

Une récente enquête de l’INSEE montre que la moité des allocataires sortant du RMI le font vers un emploi précaire. La moitié perçoit moins de 5.000 FF. par mois, les salaires étant très concentrés autour du SMIC à plein temps ou à mi-temps. L’étude confirme que le montant de l’allocation ne démotive que très peu de érémistes à prendre un travail.

Certains pensent qu'il faut avant tout créer des emplois pour lutter contre la pauvreté mais le chômage reste élevé. D'autres pensent qu'il faut des mesures spécifiques pour certains pauvres qui ne peuvent accéder au marché du travail, mais avec le risque d'enfermer ces populations dans le ghetto de la marginalité ; et ceux-là acceptent des minimas sociaux bien trop faibles.

Le débat est non seulement actuel mais indispensable pour les 20 prochaines années : on sait en effet que bientôt, compte tenu des évolutions démographiques, la population active va devenir insuffisante. Quel traitement sera réservé aux moins qualifiés ? Les pratiques des différents pays européens montrent que la diminution du coût du travail peu qualifié et le travail à temps partiel sont des solutions efficaces pour faire baisser aujourd'hui le chômage. La future protection des plus faibles ne pourra pas être oubliée.

Il n'y a donc pas de recette miracle ayant tous les avantages pour lutter contre la pauvreté et le chômage. Il n'y a que des compromis entre les nécessités sociales et budgétaires, entre les priorités affichées soit dans la lutte contre le chômage, soit dans la lutte contre la pauvreté.

2. Mais il convient de dépasser cette vision un peu mécaniste des marchés, marché du travail, marché de la pauvreté et des moyens consentis aux pauvres en se demandant si l'homme est bien au centre de ces approches.

Nous ne sommes plus dans la logique classique du partage des fruits de la croissance. Les défavorisés ne sont plus en dessous; ils sont ailleurs, en dehors. Les riches n'ont plus besoin des pauvres; le système tourne sans eux. On ne parle plus de défavorisés, d'opprimés, de prolétaires ; on parle d'exclus, de pauvres, de nouveaux pauvres. Le concept central est celui de l'exclusion : un exclu ne sert à rien.

Il est exclu du sens, du fonctionnement social, du travail, de la participation sociale.

La crise du travail est devenue une crise sociale : le tissu social se délite ; la société se déchire ; des pans entiers de la population ne sont plus intégrés. La souffrance de l'exclu ne sert à rien. La société semble dire : « Nous vous donnons une allocation car nous n'avons pas besoin de vous mais nous ne voulons pas vous voir mourir de faim. Cela ne serait pas bon pour notre image ou nos bons sentiments; alors voilà un revenu minimum vital, vraiment minimum, et si vous voulez plus, essayez de travailler, de trouver un travail, mais cela je me garderai bien de vous le promettre ».

Et cette exclusion, ce chômage et cette pauvreté, sont devenus des menaces sur la citoyenneté. On n'est plus citoyen quand on vous fait comprendre que l'on n'a plus besoin de vous ; même l'armée française ne veut plus de conscrits, car elle préfère au nom de l'efficacité, que ses élites restent entre elles et ne perdent pas leur temps à une socialisation devenue désuète. Pour des Suisses, cela doit paraître étange.

Le mécanisme est le même lorsque les pauvres sont logés dans des banlieues ou dans des territoires ruraux en voie de marginalisation.

La crise sociale est certes due au chômage mais elle est plus large : une crise de la citoyenneté, un manque de confiance dans la capacité du pays à faire face aux défis soit européen soit à celui de la mondialisation des échanges. Tout se lie : xénophobie, racisme, chômage, difficulté à vivre dans les quartiers difficiles, violences urbaines et crise politique.

Face à cela le chrétien, mais il n'est pas le seul, sait que la mise à la porte de l'exclu est une perte pour tout le monde. Se priver des talents de millions de personnes est un appauvrissement général. C'est un peu comme dans le cadre de la campagne en cours sur l'annulation de certaines dettes de certains pays : d'une part ces dettes ne pourront jamais être remboursées, d'autre part les pays créanciers ont intérêt à passer l'éponge pour repartir sur des bases saines et des politiques commerciales et financières réadaptées. Dans « Centesimus annus », Jean Paul II écrit (1991, n° 28) : « Le progrès des pauvres est une chance pour la croissance morale, culturelle et même économique de toute l’humanité ».

Au plan européen des idées germent visant à mettre l'emploi et la cohésion sociale au coeur des politiques de l'Union, comme celles du « Carrefour pour une Europe civique et sociale » qui fait 16 propositions dont l'intégration dans le Traité d'une série de droits sociaux et économiques tels le droit au travail, le droit à un salaire minimum, le droit à un revenu minimum, le droit à la protection sociale et à une pension de retraite, ou encore le développement de la protection sociale particulièrement envers les plus démunis en évitant les risques de dumping fiscal ou social et en préparant l'entrée de pays dont les standards sociaux sont moins avancés.

La question est aussi de considérer les exclus comme des créateurs potentiels capables de s'associer au plan de Dieu énoncé dès le premier chapitre de la Genèse. Un pauvre est une personne en état se sous-créateur- comme chaque homme et chaque femme d'ailleurs - et notre devoir, notre responsabilité, est de lui permettre de mettre en oeuvre ses talents en jachère. A l'image du Samaritain qui répond à l'appel du blessé et devient ainsi son prochain, notre responsabilité est de nous associer avec lui pour ensemble participer à la construction du monde, d'une société juste et fraternelle en refusant fermement tant les causes que les effets de systèmes fabricateurs d'exclusion. Le pape Jean Paul II revient sans cesse sur ce projet intégrateur. En 1995 il déclarait devant l'assemblée de Cor Unum : « L'éradication de la pauvreté ne sera réalisée sérieusement que lorsque les pauvres eux-mêmes pourront prendre leur sort en mains, lorsqu'ils seront associés à la conception et à la mise en oeuvre des programmes qui les concernent directement. C'est à ce prix qu'ils retrouveront toute leur liberté ».


III- L'EVOLUTION DES STRATEGIES DANS LE RESEAU CARITAS

Cette vision conduit à des évolutions dans les pratiques et les stratégies des organismes caritatifs et de développement.

1. L'exemple de la Caritas du Bangladesh est intéressant. Elle fut créée d'abord pour venir en aide aux réfugiés de 1970 suite à la guerre d'indépendance qui conduisit à la partition du Pakistan et à la création de deux Etats, l'actuel Pakistan et le Bangladesh. Les réfugiés s'étaient abrités en Inde ; il fallait les secourir puis les aider à revenir. Caritas fit ensuite face aux effets dramatiques du cyclone de 1971. Dans ce pays très pauvre elle engagea progressivement une évolution qui, sans négliger les nécessaires réponses d'urgence suite aux catastrophes naturelles à répétition, la mena à privilégier les actions de long terme. Elle est devenue un acteur de développement et de promotion.

Par exemple, elle privilégie trois populations cibles qu'elle considère comme les plus pauvres : les femmes, les tribaux et les sans-terre. Elle organise des groupes de pauvres qui trouvent là un espace de prise de responsabilité, de formation, d'épargne et de crédit, de rampe de lancement pour des micro-projets économiques. A ce jour le programme de crédit concerne, lui, 14.930 groupes rassemblant 272.000 personnes. Les prêts concernent des activités telles que le petit commerce, l'élevage, l'agriculture, la pisciculture, le transport, le logement etc. Le taux de remboursement des prêts est en 1998 de 95 %. Le système est particulièrement bien organisé ; il est régulièrement évalué. Il se fonde sur deux affirmations : l'une de Caritas elle-même qui écrit, « Nous croyons que les gens sont la principale ressource potentielle de notre pays », l'autre du Dr. Yunus, fondateur de la Grameen Bank, cité par Caritas, « Le crédit sans discipline, ce n'est rien, si ce n'est de l'assistance pure et simple ».

2. Face à la montée de la pauvreté en Europe les Caritas de cette région ont elles aussi développés des initiatives nouvelles. Ainsi le plan stratégique de Caritas Europe, adopté fin 1998, insiste-t-il sur les actions d'interpellation des pouvoirs publics au niveau européen et national afin que la cause des pauvres soit mieux entendue. Il est en harmonie avec la démarche de l'ensemble de la Confédération, Caritas Internationalis, qui a le même type d'engagements par exemple envers le système des Nations Unies.

Les Caritas d'Europe ont fait il y a quelques années des propositions en matière de politique migratoire au sein de l'Union européenne pour passer d'un phénomène subi à une pratique voulue. Ces propositions fondées sur les rencontres concrètes avec des migrants légaux et illégaux visaient à organiser - hors question de l'asile politique- les migrations et l'accueil en fonction des besoins des pays européens dans le cadre de négociations avec les pays de départ. Dans un domaine proche Caritas Suisse demande la suppression du statut de saisonnier afin que des personnes étrangères ne soient pas attirées par le miroir aux alouettes de l'emploi précaire.

Caritas Europa a mis en place un groupe de travail "Pauvretés-Exclusion" qui propose des améliorations concernant les fonds structurels de l'Union européenne, fonds qui visent au développement des régions les plus en retard. Parmi les idées on trouve : la reconversion des zones en difficulté devrait couvrir non seulement les aspects économiques mais aussi les aspects sociaux ; les critères de détermination de ces zones devraient inclure le chômage de longue durée et celui du nombre de personnes vivant avec un revenu inférieur au seuil de pauvreté ; l’implication des ONG dans la mise en oeuvre des processus par exemple pour l'attribution des aides financières, ou la création d'instances composées de représentants de la société civile afin qu'une véritable dynamique locale de reconversion se développe.

3. Caritas Suisse, elle, dans sa prise de position relative aux « working poor » s'interroge sur la transformation de l'Etat social et des règles du jeu par exemple en organisant un glissement de la compétence communale en matière de soutien aux personnes ayant une activité insuffisamment rémunérée : les communes n'ont ni le savoir-faire ni les moyens financiers. La proposition est de couvrir ce risque au plan de la Confédération, au plan national.

4. Le Secours Catholique s'inscrit lui aussi dans ce mouvement et de façon organisée depuis la fin des années 70. Ses statistiques sont un moyen qui a été organisé dès cette époque et qui évolue régulièrement. Il joue un rôle d'interpellation des responsables politiques et administratifs au pan national, régional, départemental et municipal. Tel a par exemple été le cas lors du processus d'élaboration de la récente loi d'orientation relative à la lutte contre les exclusions. Il est intervenu soit seul, soit avec d'autres associations qu'il avait pris l'initiative de regrouper dès 1994 dans une coalition, "Alerte", qui de ponctuelle est en train de devenir permanente grâce au support logistique de l'UNIOPSS, une confédération des associations privées. Les points d'attention privilégiée ont été l'emploi, le logement, l'accès aux soins, le surendettement, le minimum vital, l'exercice de la citoyenneté avec par exemple l'élaboration de nouvelles pratiques administratives pour les SDF- carte d'identité et droit de vote-, l'accès à la culture et à l'éducation, la création de nouveaux dispositifs d'urgence sociale.

Plus largement, et dans l'esprit d'associer véritablement les pauvres à leur propre développement, le Secours Catholique a saisi l'occasion de son 50è anniversaire en 1996 pour clarifier sa vision et sa mission autour de l'affirmation, " S'associer avec les pauvres, pour construire une société juste et fraternelle" ce qui se décline concrètement en trois axes de travail : la promotion d'un réseau ouvert à tous pour y réaliser des actions créatrices de dignité, de solidarité et de partage; l'action pour la transformation sociale et la justice par la réalisation de projets et l'action institutionnelle aux plans français et international avec les Caritas ; l'action en Eglise dans le cadre de la mission reçue pour rendre Dieu présent dans la vie de tous les hommes.

Ces orientations concrétisent et avalisent en quelque sorte des pratiques qui se développaient tant en France que dans le réseau des Caritas sous l’influence dynamisante, il faut le reconnaître, d'un enseignement social de l'Eglise mettant l'homme au centre du développement, développement de tout l'homme et de tous les hommes comme l'écrivait Paul VI en 1968 dans Populorum Progressio.

De fait les pratiques du réseau des 73.000 bénévoles du Secours catholique évoluent : d'activités collectives et de groupes ; association des pauvres à la conception des projets, à leur réalisation, à leur évaluation ; association des pauvres aux actions de communication et d'interpellation des pouvoirs publics.

Par exemple un groupe de femmes près d'Angers: plus de distributions alimentaires mais des achats réalisés ensemble auprès d'un grossiste ; à Paris un groupe de 20 familles qui se mettent ensemble pour trouver des logements ; près de Caen un groupe de familles surendettées qui ensemble cherchent des solutions, se renseignent sur leurs droits ; près de Calais des érémistes se forment à prendre des responsabilités comme parents d'élèves ; à Toulouse un groupe de SDF s'organise pour gérer une bibliothèque et des services communs.

En mai 1997, durant la campagne électorale des législatives, le Secours Catholique s'est déplacé dans Paris, avec un camion mobile. Pour l'animer, des personnes en difficulté venues témoigner de leurs conditions de vie et de leurs attentes ; quelques propos notés alors : « L'argent n'est pas le seul moyen pour construire une société. Arrêtons de parler de chiffres, et parlons de l'homme et d'un partage plus équitable ». « Mon père est au chômage ; et je n'ai que ma bourse pour poursuivre mes études. N'oubliez pas les jeunes ». « On donne un peu aux pauvres tout en nous montrant du doigt. Alors qu'on a besoin d'être reconnu par les travailleurs comme des citoyens à part entière ».

Et un groupe de femmes en difficulté de la région lyonnaise qui a mis en place une troupe de théâtre avec le support d'une femme metteur en scène professionnelle. L'une d'entre elles dit : « Sur scène comme dans la vie, on a réussi à s’unir malgré nos différences. On a montré que l’on pouvait changer certaines choses et donner du courage et de l’espoir ». XXX

Nous sommes plus que jamais confrontés à la question de la solidarité, de la promotion de la personne pauvre. Nous ne pouvons imaginer la construction d'une société juste et fraternelle sans nous associer avec les personnes en difficulté. Nous avons besoin d'agir ensemble pour réussir notre défi commun et ainsi contribuer à libérer les pauvres qui sont enchaînés et emprisonnés par la pauvreté et l'exclusion. Nous pouvons briser ces chaînes si nous le voulons et si nous sommes nombreux. L'échange social plus que le travail lui-même pourrait devenir le fondement nouveau d'un projet de société.

Au Bangladesh, nous rencontrons un groupe d'enfants dans un village. Lors de la visite d'une école créée par leurs familles j'ai demandé à une jeune fille de 15 ans : "Comment pensez-vous que vous et vos amis vous pouvez changer votre vie ?" Un petit moment de réflexion et, avec un sourire elle est allée chercher un bâton ; elle me le donne et me demande de le casser. Je le fais. Rien d’extraordinaire. Elle s'en va de nouveau, revient avec une dizaine de bâtons et me demande de les casser ensemble. C'était impossible. Avec le même sourire, elle me dit que "c'est comme cela que nous allons réussir notre pari. Ensemble et unis, nous nous en sortirons,...et moi je veux être infirmière."

Face au risque d'une solidarité théorique, face à l'enjeu de solidarités de niveaux différents à combiner, il n'y a pas de solution unique à mettre en oeuvre. Trois axes inspireront les orientations d'action concrète : la fraternité, l'option préférentielle pour les pauvres, l'équité, dans un débat indispensable pour imaginer la sortie de la crise, par une refonte de l'Etat social qui doit être amélioré, par l’accroissement du rôle des collectivités locales plus proches des personnes, par la mobilisation de la société civile.

Les Africains évoquent souvent "l'Eglise famille" qui s'engage à considérer tout homme comme un frère : accueil de chacun, respect de sa dignité, prise en compte de ses besoins matériels. C'est une façon concrète de vouloir le bien commun. La société tout entière peut y adhérer pour que chacun ait une place. C'est ainsi que des politiques d'éducation et de prévention collaborent à l'équilibre général et que des règles économiques internationales permettront la justice entre le fort et le faible.

Mais l'exercice de la solidarité nécessite une attention particulière à l'égard du plus pauvre. L'option préférentielle pour les pauvres trace le choix d'une solidarité, priorité contre l'égoïsme ; elle est une ouverture à la relation de proximité et à l'action contre les causes de la misère. Elle veut mettre en oeuvre le principe de la destination universelle des biens de la terre.

L'équité veut une égalité différentielle qui tienne compte de la position relative de chaque personne. Sur ce principe, les élèves des familles modestes perçoivent des bourses, pas les autres. L'équité met donc en oeuvre des politiques de discrimination positive. Mais toute la question est celle des critères et du consensus social et politique à construire.

Cela ne peut se faire que dans un esprit de tolérance consistant à croire que chacun a des potentiels qui peuvent être mis au service de la construction d'une société juste et fraternelle, associant tous les hommes, toutes les femmes, quels qu'ils soient.

Denis Viénot