LES GRANDES VOIES DE LA SOLIDARITE HUMAINE
A LA VEILLE DU XXIème SIECLE
(ESPACE BERNANOS - 16 juin 1997)


En cette fin du 20ème siècle, le panorama de la situation de notre monde peut apparaître plus sombre que lumineux, inspirant à première vue davantage le pessimisme que l'espérance. Bien loin des "lendemains qui chantent", tant annoncés et espérés, nombreux sont les nuages à l'horizon de notre planète :

>Les conflits multiples - guerres de chefs pour la prise du pouvoir, conflits religieux, affrontements ethniques - se caractérisent par leur violence : les civils n'y sont plus des victimes indirectes, mais la cible. Les règles de droit international laborieusement mises au point au cours des siècles pour le respect du droit de la guerre et des droits humanitaires sont bafouées : lors de la 1ère guerre mondiale, 5% des victimes furent des civils. Dans les conflits actuels soumis agrave; l'examen du Conseil de Sécurité, les civils forment 85% des victimes.

>La pauvreté et les inégalités ne cessent de croître tant entre pays riches et pays en voie de développement qu'au sein des populations d'un même pays. Comme l'a déclaré le Secrétaire Général des Nations Unies, à l'occasion de l'inauguration de l'année internationale pour l'élimination de la pauvreté de 1996 : Sur les 5,8 milliards d'individus qui peuplent aujourd'hui la terre, "plus d'un milliard 300 millions se débattent pour vivre avec moins d'1 dollar par jour. Ils étaient 300 millions de moins il y a 5 ans".



Cette situation n'est pas due à un manque de ressources, mais bien davantage à l'insuffisance de volonté, d'imagination et de solidarité pour mieux répartir aliments, santé, éducation, emplois.

Selon   un   récent   rapport   du   Programme   des   Nations   Unies   pour   le

Les destructions de l'environnement, par nécessité de survie ou recherche de profit, font peser une réelle menace pour les générations futures : pollution de l'atmosphère, surexploitation des ressources de la mer, dégradation de la forêt tropicale...

Le malaise et les échecs des Institutions internationales politiques, financières, sociales et humanitaires. Les Nations Unies ont été incapables de prévenir et d'arrêter nombre de conflits ; les organisations humanitaires n'ont pas les moyens suffisants pour secourir les groupes de populations qui ont besoin d'elles. Evidemment, ce ne sont pas ces organisations qu'il faut critiquer, mais les Etats qui les composent ou qui entravent leurs actions. Qui est responsable de la non-intervention armée au Zaïre en novembre 1996 ?

L'évolution du monde fait apparaître plus que jamais la nécessité et l'ampleur du combat contre la pauvreté quelles qu'en soient les causes.
La solidarité sera-t-elle une réponse suffisante à cette situation ? Saura-t-elle s'adapter ?

Elle a diverses formes qu'il faut décrire. Puis, bien que le Secours Catholique ne prétende pas être la seule association qui agisse dans ce domaine, nous verrons dans quel esprit et comment il essaie de répondre aux situations de détresse tant en France qu'à l'étranger.

I - LA SOLIDARITE
Solidarité, action humanitaire, action caritative sont des termes voisins qui peuvent prêter à confusion car ils sont employés souvent indifféremment. En France, un Ministère de la Solidarité Nationale a été ainsi baptisé en 1981. Nous avons eu les Ministères de la Coopération, des Secrétariats à l'Action Humanitaire, et maintenant un Ministère de l'Emploi et de la Solidarité.

Le Petit Dictionnaire de la Charité, publié l'an dernier chez Desclée de Brouwer, par le Secours Catholique, définit l'action humanitaire : "c'est un devoir de tous les hommes quand la dignité d'une partie de l'humanité est bafouée, devoir imposant une solidarité active avec les victimes sans exclusion de quiconque... Elle peut être perçue comme un enjeu de portée universelle, une priorité absolue. Celle-ci peut aller jusqu'à la remise en cause des souverainetés nationales (on parle alors du droit d'ingérence humanitaire) lorsque celles-ci sont au service ou complices d'un génocide ou de comportements de mépris raciaux ou ethniques... L'action humanitaire s'inscrit dans la modernité de la société de communication, mais aussi de l'éphémère, de l'événement (plus que de la durée), de l'individu (plutôt que des structures), de l'action immédiate à effets rapides".

A la rubrique "Solidarité", ce même ouvrage indique que "le mot solidarité trouve son origine au XVIIème siècle dans le langage juridique pour souligner l'unité des créanciers face à un débiteur. Au XIXème siècle, il devient un concept central pour repenser l'organisation sociale et les interdépendances qui existent entre les groupes sociaux... Léon Bourgeois, en particulier, montre que chaque individu a une dette sociale vis-à-vis des générations précédentes (qui lui ont légué son patrimoine culturel par exemple) et envers les générations futures (à qui chacun doit rendre ce qu'il a reçu); ainsi la société est à construire sur des solidarités multiples qu'il faut renforcer et faire jouer pleinement...

C'est surtout avec l'encyclique Mater et Magistra de Jean XXIII (1961) que le concept de solidarité commence à apparaître dans le discours social de l'Eglise. C'est avec Jean-Paul II que la solidarité va devenir un thème central. L'Encyclique Sollicitude Rei Socialis en particulier fait du concept de solidarité le coeur même de l'enseignement social au service du développement des peuples. La solidarité est présentée comme attitude morale et sociale, comme une vertu, qui valorise les interdépendances. La solidarité "n'est donc pas un sentiment de compassion vague ou d'attendrissement superficiel pour les maux subis par tant de personnes proches ou lointaines. Au contraire, c'est la détermination ferme et persévérante de travailler pour le bien commun, c'est-à-dire pour le bien de tous et de chacun parce que nous sommes tous vraiment responsables de tous". Les évêques de France allant dans ce sens ont publié une Charte de la Solidarité (1988) pour inviter les chrétiens à travailler de manière coordonnée pour établir un ordre social plus fraternel".

La société n'attend pas l'Eglise pour inventer et vivre la solidarité ; toute société vit en effet la solidarité.
Il s'agit de repérer des parcelles de solidarité, d'en découvrir le sens, leur jeu complexe.

Si l'on essaie de classer les diverses formes de solidarité :

>La forme que l'on peut appeler "naturelle" bien que rien ne se fasse naturellement, mais plutôt culturellement. L'on distingue alors 4 aspects :

  1. La solidarité familiale. Elle est riche de relations mutuelles. Elle a aussi un poids économique : les aides financières entre générations après le départ des enfants correspondent actuellement 60% du montant des prestations distribuées par les Caisses d'Allocations Familiales en France.
  2. La solidarité de village.
  3. La solidarité dans l'entreprise(comités d'entreprises et les oeuvres sociales).
  4. La solidarité nationale ou ethnique : les Maliens immigrés qui envoient une partie de ce qu'ils gagnent au Mali, pour le développement de leur pays.

Ces solidarités viennent du sentiment que tous ont d'appartenir agrave un même corps. Il s'agit d'un corporatisme, du devoir du groupe vis à vis de chacun de ses membres, de l'assurance qu'ils ont de pouvoir se reposer sur le groupe en cas de difficultés.

Cette solidarité est très efficace. On la retrouve dans les sociétés traditionnelles. Celles-ci éprouvent des difficultés à rentrer dans la modernité qui signifie rupture avec la société traditionnelle, prise d'une place indépendante de l'individu par rapport au groupe.

>La solidarité; de l'individu avec lui-même qui est apparue avec le monde libéral, le désir de mettre l'accent sur la dimension individuelle de l'existence. L'individu doit devenir responsable, planifier entre ses moments de richesse et de difficultés financières. C'est l'organisation personnelle d'un système de prévoyance, d'épargne, d'assurance.

Comme tous n'arrivent pas à devenir autonomes, il y a construction d'une solidarité avec les "mineurs sociaux". C'est l'octroi de sommes à des oeuvres de bienfaisance, de charité.

>Autre forme de la solidarité : l'organisation de la charité et de la justice d'une manière libre entre individus, l'entraide contractuelle. Il ne s'agit pas de bonnes oeuvres, mais de la mise en oeuvre de 4 principes :
. La liberté, l'adhésion libre,
.  La démocratie,
. L’indépendance par rapport à l'Etat,
. La gratuité et l'autogestion (le mouvement mutualiste et ses oeuvres administrées bénévolement).

Une forme plus collective qui va revaloriser la solidarité de groupe,
comme la Sécurité Sociale ou les mécanismes de la politique sociale gérés par les collectivités politiques. On voit apparaître ici le rôle de l'Etat et des collectivités locales.

>La solidarité entre Etats. La déclaration publiée à l'issue du Sommet de Copenhague, après avoir dressé un bilan des problèmes qui se posent actuellement au monde, proclame des principes d'action : la personne humaine au centre du développement, une répartition plus juste, un soutien des familles, la protection des droits de l'homme, le lien entre politique sociale et création d'emplois, le logement, la santé et le statut des réfugiés,

Le soutien aux initiatives et dynamismes locaux, la collaboration avec la société civile et les ONG. Les Etats ont pris des engagements en référence à ces principes dont : l'élimination de la pauvreté, l'intégration sociale, le développement prioritaire Afrique et PMA, l'égalité Hommes et Femmes, l'augmentation des ressources pour les politiques sociales, l'augmentation de la coopération internationale.

La Déclaration insiste sur 2 liens :

  1. le développement économique et le développement social sont interdépendants
  2. la paix et le développement vont de pair.


Des succès existent. Le rapport des Nations Unis précédemment cité indique que la pauvreté a reculé plus vite ces cinq dernières années qu'au cours des cinq siècles derniers et que « au total à la fin du XXème siècle, quelques 4 milliards d'individus sur 5,8 auront vu leurs conditions de vie s'améliorer de manière substantielle et quelques 5 milliards auront accès à une éducation de base et à des soins de santé élémentaires ». La France elle est passée de 1996 à
1997 du 7ème au 2d rang selon l'indicateur de développement humain derrière le Canada et devant la Norvège, l'Islande et les Etats Unis.

La solidarité revêt toutes ces formes. Elles doivent coexister, même si elles sont en conflit les unes avec les autres.

Ces formes sont complémentaires et en tension dans leur pluralité. Elles ont toutes des particularités irremplaçables. Cela vient du fait que l'homme est à la fois individu et membre d'un groupe social. Elles ont chacune leur dynamisme propre, s'enrichissent mutuellement. Il faut donc veiller au respect de cette solidarité plurielle.

La solidarité est aujourd'hui une vertu morale pour une organisation de la société. Elle vise à l'intégration de tous. Elle organise un lien indissociable entre charité et justice. Plus largement, la solidarité vise la promotion des relations entre les personnes et particulièrement avec celles qui sont pauvres, exclues, marginalisées. La solidarité veut implicitement un ordre plus juste et fraternel.

La solidarité risque de rester un concept, une valeur dont la mise en oeuvre concrète compte moins que son évocation. Que dire par exemple de la solidarité bafouée par les futurs arrêtés anti-mendicité que prépare l'arrivée des touristes de l'été ?

Or, comme le démontrait un sondage SOFRES réalisé en septembre dernier pour La Croix et le Secours Catholique, les Français mettent la lutte contre l'exclusion, donc le développement de la solidarité réelle, au second rang de toutes leurs préoccupations, juste après le chômage.

L'enjeu est l'articulation entre la solidarité individuelle et la solidarité de société.

Face au risque d'une solidarité théorique, face à l'enjeu de solidarités de niveaux différents à combiner, il n'y a pas de solution unique à mettre en oeuvre.

Mgr Rodhain, fondateur du Secours Catholique, disait : "J'ai horreur de cette expression : faire la charité, je veux bien que l'on dise : faire du bruit, faire du volume, mais la charité n'est pas un objet à distribuer, c'est une vie... Alors dites vivre la charité".

Le mot SOLIDARITE est moins nourri de spiritualité que le mot charité.

Or, nous avons besoin d'humain et de spirituel. Pour le Secours Catholique, les concepts de charité, de solidarité et de justice vont bien ensemble. Nous essayons de vivre la charité au sens de l'Evangile, dans la solidarité humaine.



Nous sommes plus que jamais confrontés à la question de la solidarité, de la promotion de la personne pauvre. Nous ne pouvons imaginer la construction d'une société juste et fraternelle sans nous associer avec les personnes en difficulté. Nous avons besoin d'agir ensemble pour réussir notre défi commun et ainsi contribuer à libérer les pauvres qui sont enchaînés et emprisonnés par la pauvreté et l'exclusion. Nous pouvons briser ces chaînes si nous le voulons et si nous sommes plus nombreux.

Au Bangladesh, nous rencontrons un groupe d'enfants dans un village, lors de la visite d'une école créée par leurs familles. J'ai demandé à une jeune fille de 15 ans : "Comment pensez-vous que vous et vos amis pouvez changer votre vie ?" Un petit moment de réflexion et, avec un sourire, cette jeune est allée chercher un bâton. Elle me le donne et me demande de le casser. Je le fais. Rien d'extraordinaire ! Elle s'en va de nouveau, revient avec une dizaine de bâtons et me demande de les casser ensemble. C'était difficile. Avec le même sourire, elle me répond que "c'est comme cela que nous allons réussir notre pari. Ensemble et unis, nous nous en sortirons, et moi je veux être infirmière".

Face au risque d'une solidarité théorique, face à l'enjeu de solidarités de niveaux différents à combiner, il n'y a pas de solution unique à mettre en oeuvre. Trois axes inspireront les orientations d'action concrète : la fraternité, l'option préférentielle pour les pauvres, l'équité.

Les Africains évoquent souvent « l'Eglise famille » qui s'engage à considérer toult homme comme un frère : accueil de chacun, respect de sa dignité, prise en compte de ses besoins matériels. C'est une façon concrète de vouloir le bien commun. La société tout entière peut y adhérer pour que chacun ait une place. C'est ainsi que des politiques d'éducation et de prévention collaborent à l'équilibre général el que des règles économiques internationales permettront la justice entre le fort et le faible.

Mais l'exercice de la solidarité nécessite une attention particulière à l'égard du plus pauvre. L'option préférentielle pour les pauvres trace le choix d'une solidarité, priorité contre l'égoïsme ; elle est une ouverture à la relation de proximité et à l'action contre les causes de la misère. Elle veut mettre en oeuvre le principe de destination universelle des biens de la terre.

L'équité veut une égalité différentielle qui tienne compte de la position relative de chaque personne. Sur ce principe, les élèves de familles modestes perçoivent des bourses, pas les autres. L'équité met donc en oeuvre des politiques de discrimination positive. Mais toute la question est celle des critères et du consensus social à construire.

Cela ne peut se faire que dans un esprit de tolérance consistant à croire que chacun a des potentiels qui peuvent être mis au service de la construction d'une société juste et fraternelle, associant tous les hommes quels qu'ils soient.

Denis VIENOT
Secrétaire Général
du Secours Catholique