Charité, solidarité et justice
Un entretien avec Denis Viénot
Secrétaire général du Secours Catholique



Trois notions qui caractérisent aujourd’hui l’action du Secours catholique selon son secrétaire général, au moment où l’organisation s’apprête à célébrer son cinquantième anniversaire, le 8 septembre au Palais omnisports de Paris-Bercy, en présence de 12.000 participants.

• Cinquante après sa création, l’engagement du Secours catholique est plus que jamais d’actualité. Mais n’êtes vous pas partagé entre l’espoir de voir des gens se relever et le désespoir d’en voir d’autres s’enfoncer dans les pires difficultés ?

Tout à fait. C’est vraiment le quotidien du Secours catholique et de ses bénévoles. Face à l’aggravation des pauvretés en France aujourd’hui, à la nécessité de s’engager massivement dans les pays du tiers-monde ; on voit quotidiennement de nouvelles personnes arriver au Secours catholique parce qu’elles sont en état de grande difficulté. Et nous voyons aussi des gens qui progressent, grâce au secours que nous leur apportons avec d’autres associations, et grâce à leur force retrouvée. Il est donc vrai que nous basculons sans cesse entre espoir et désespoir.

• Comment analysez-vous le changement de perception par l’opinion du mot charité que vous revendiquez et qui a longtemps véhiculé une image surannée, ce qui ne semble plus être le cas aujourd’hui ?

C’est tout le problème des mots qui s’usent. Et le mot charité n’est pas le seul dans ce cas ; le mot assistance par exemple a aussi vieilli. Le Secours catholique utilise les mots d’aujourd’hui car il faut se faire comprendre et j’en dénombre trois : la charité avec un grand « C » au sens de la charité évangélique, valeur de la tradition chrétienne, la solidarité –un mot très employé par Jean-Paul II- à laquelle on va trouver des racines du côté de l’humanisme, et enfin la justice. Il ne peut pas y avoir de charité sans justice et inversement. Nous employons davantage le mot de charité que d’autres, mais nous ne l’utilisons jamais seul.

• Quel est l’apport de la dimension internationale, à travers le réseau Caritas, pour le Secours catholique ?

Précisément, notre cinquantième anniversaire a été l’occasion de mettre à plat les activités du Secours catholique. Nous avons travaillé à partir de l’aggravation des pauvretés en France. Et les 146 Caritas du monde entier ont été également mises à contribution. Cette espèce d’aller-retour dans le dialogue nous a fait réaliser combien dans la pratique de nos activités en France, nous avons à travailler plus avec elles sur leur logique d’organisation de groupes de personnes en difficulté par exemple. Nous employons le mot de réciprocité entre nous plutôt que le mot de partenariat. Le réseau Caritas a une très forte dynamique en matière d’interpellation des pouvoirs publics au plan international. Cela peut accompagner ce que nous faisons en France, notamment à propos du statut du réfugié.

• Le Secours catholique a été très présent dans le drame des sans-papiers. Quelle est votre analyse du dossier ?

Le Secours catholique accueille dans la France entière de très nombreux étrangers en situation régulière ou non, et ce, sans naïveté. Nous avons à Paris un centre spécialisé dans l’accueil juridique et technique de demandeurs d’asile. Quand la question des 300 personnes de Saint Ambroise s’est posée, nous avons, à la demande de Mgr Lustiger, proposé nos services à ces familles. 126 familles ont demandé au Secours catholique de présenter leurs dossiers. Après étude, nous en avons retenu 110. Les autres ne paraissaient pas être présentables par nous, ce qui ne signifie pas que les gens n’avaient pas la liberté de les présenter eux-mêmes, cela relève de leur responsabilité. Sur les 110 dossiers, la situation de 26 personnes a été régularisée en juin et juillet derniers. Il nous est apparu que les critères concernant ces personnes n’avaient pas été appliqués pour d’autres gens dont les dossiers avaient été refusés. Nous avons donc fait appel auprès de l’administration selon une procédure habituelle.

• Quel jugement portez-vous sur les lois Pasqua ?

Il faut bien distinguer le débat politique sur la question de l’immigration et les situations humanitaires dont il faut tenir compte, avec des critères tels que la vie familiale, les questions de santé, la longue présence au service de l’économie française. Les lois Pasqua ont en effet crée un changement de statut juridique pour un certain nombre de personnes. Et là, ce changement n’a pas été bien géré. En dehors de tout débat politique sur les problèmes d’immigration, il existe une question de technique juridique qu’il faut clarifier. Ne faut-il pas également, dans une réflexion à conduire sur les politiques d’immigration en France, se concentrer sur ce qui est le plus important ? Or nous pensons au Secours catholique qu’on ne peut pas ignorer le droit d’asile. La France va t-elle rester une terre d’asile pour des personnes dont la vie est en danger dans leur pays d’origine ? Ce qui pose la question de l’évolution du statut de réfugié. C’est dans ce cadre qu’avec les Caritas d’Europe, nous avons réfléchi sur la régulation des flux migratoires voici quelques années. Nous avons même proposé nos idées aux députés européens et à la Commission de Bruxelles. L’idée est de rappeler qu’il y a, de toute façon, migration. Il est inutile de dresser des lignes Maginot. Plutôt que de subir le phénomène, ne peut-on pas l’organiser ? Il faudrait aussi que la lutte contre le travail clandestin soit efficace. Enfin on ne peut pas tenir une réflexion sur le sujet sans aborder la question de l’aide au développement des pays du tiers-monde.

• Peut-on parler d’orientations nouvelles pour le Secours catholique ?

Nous saisissons l’occasion du 50ème anniversaire pour dresser un bilan sur le travail accompli lors de ces dix dernières années à partir de l’aggravation des pauvretés en France, des défis auxquels est confrontée la société française. Nous avons dégagé quelques orientations importantes pour l’avenir. Autour du thème « s’associer avec les pauvres pour construire une société juste et fraternelle », il y a bien là l’idée selon laquelle c’est par la reconnaissance des talents – au sens évangélique du terme – des personnes ne difficulté que nous ferons progresser les choses ensemble. Il ne s’agit pas d’une logique qui pourrait se résumer en un « je te donne, tu t’en sors », mais d’une logique de réciprocité dans l’action autour de projets que l’on peut élaborer et conduire ensemble. Pour cela, nous nous sommes donnés trois axes principaux de travail. Le premier tourne autour du projet, l’idée que le Secours catholique est un lieu de « plein vent », un réseau ouvert où chacun a sa place et peut collaborer. Le second se situe autour du thème de la transformation sociale. Comment notre action contribue t-elle à l’évolution des règles sociales et des mentalités de l’opinion publique ? Le troisième axe est la réflexion sur notre place en église. Nous sommes un service d’église, mais nous sommes aussi un des lieux où l’Eglise de la marge, du seuil, s’exprime. Nous avons une responsabilité originale dans la participation à l’évangélisation.

• Pourquoi avoir choisi le slogan « Rencontres de l’impossible » pour le rassemblement de Bercy ?

C’est par des rencontres de l’impossible que l’impossible deviendra possible ! A un moment de la journée, se dérouleront des rencontres qui n’ont jamais lieu d’habitude. C’est parce qu’elles auront lieu – symboliquement – qu’ensemble, nous pourrons faire des pas. Quand par exemple, des bénévoles et des personnes en difficulté de la Région Ouest vont, sous forme de spectacle de cirque, nous dire que la solidarité peut être plus forte que les forces de l’argent et que le sous-gouverneur de la banque de France monte, sur la scène avec ces personnes pour dialoguer avec elles. C’est cela une rencontre de l’impossible. Le SDF qui vend « Macadam » à St Brieuc n’a jamais la moindre occasion de rencontrer le sous-gouverneur de la Banque de France. Mais il ne s’agit pas d’une rencontre pour rien, pour s’amuser : ces deux hommes ont des choses à se dire sur l’avenir.

• L’efficacité de votre action entraîne sans doute le risque de voir les pouvoirs publics, les collectivités locales se reposer de plus en plus sur vous et accepter que vous vous substituiez à eux. Que pensez-vous d’une telle dérive ?

C’est un sujet sur lequel nous sommes très vigilants. Nous sommes dans un système républicain, laïc, fondé sur le concept de service public. Nous sommes inquiets de voir parfois dans le domaine social ce que j’appellerai une tentation à la dégénérescence du service public. Dans la relation entre
le Secours catholique et non seulement l’Etat, mais aussi les collectivités territoriales, la véritable question est la suivante : en quoi et sur quoi peut-on être partenaires ? Et pas pour n’importe quoi. Sur les 702.000 situations de pauvreté accueillies par le Secours catholique en 1995, ce qui représente environ 1 million 800 000 personnes, 57% sont envoyées par les services sociaux publics ou para publics. Cela n’est pas sans poser des questions, d’autant plus que cette proportion a augmenté de 10% en cinq ans. Autant les associations doivent être des lieux d’initiative, d’imagination, de créativité qui bousculent les habitudes, autant elles doivent être vigilantes pour ne pas accepter trop facilement un discours du genre « vous qui êtes proches du terrain, vous êtes plus efficaces que nous donc nous allons vous aider ». Cela est irrespectueux à l’égard des travailleurs sociaux et ce n’est pas comme cela qu’on s’en sortira.