Le Monde Diplomatique - juillet 1995
L'étranger est une personne
RÉFUGIÉS DU MONDE
Par DENIS VIENOT*


Plus de soixante États sont concernés par des conflits importants. Se sont ainsi accumulés près de 21 millions de réfugiés - dont l'immense majorité . est accueillie par des pays du tiers-monde - auxquels il faut ajouter 25 millions de personnes déplacées dans leur propre pays. Une personne sur 122 dans le nonde a été obligée de fuir I II y avait 11 millions de réfugiés en 1985, 2 millions en 1975 et 1 million et demi en 1960. Les déplacements de populations ont essentiellement des causes politiques et militaires : Soudan, Angola, Libéria, Rwancja, Burundi, Birma­nie, Pérou, Tchétchénie, Bosnie et Croatie en sont quelques exemples actuels et sanglants.

La détérioration de la situation économique joue aussi son rôle moins du fait de l'extrême dénuement que du fait des conflits qu'elle déclenche et qui viennent eux-mêmes bouleverser les productions locales. Le Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies (HCR) pousse encore plus loin l'ana­lyse dans son rapport pour l'année 1993 : « Les bou­leversements dont s'accompagne le développement entraînent dés déséquilibres à la faveur desquels cer­taines classes, certaines régions, certains groupes ethniques bénéficient d'avantages disproportionnés. « II y a là les germes de nouveaux conflits. La dégradation de l'environnement peut aussi créer des mouvements de population, comme dans le Sahel ou la corne de l'Afrique. Les tensions ethniques, elles, engendrent facilement des réfugiés et des déplacés tout comme la violation des droits de l'homme. « Dans la plupart des cas, notent les auteurs du rapport, l'exode a pour cause directe un danger imminent qui menace la vie, la liberté ou la sécurité. » Dans ces conditions, chaque année deux millions de personnes cherchent à obtenir l'asile ; la réinstallation pour raisons humanitaires concerne entre 150 000 et 300 000 personnes.

Face à ces situations le droit international ne s'est pas adapté. D'une part, les personnes déplacées ne bénéficient d'aucune protection juridique internatio­nale, par application stricte du principe de souverai­neté des États, et le HCR n'a même pas compétence pour les soutenir matériellement. D'autre part, le sta­tut de réfugié fixé en 1951 et en 1967 est trop limitatif : si le HCR et les États d'Amérique latine et d'Afrique plaident pour une conception large, les pays euro­péens et d'Amérique du Nord s'en tiennent à une définition restrictive : le réfugié est la victime d'un conflit personnel avec son État'd'origine, excluant ainsi qu'il puisse bénéficier du statut international quand un conflit le pousse à chercher refuge à l'étranger même s'il n'a pas subi personnellement de menace directe.

Il est donc urgent d'étendre les compétences du HCR et de modifier des conceptions juridiques dépassées par la multiplication des conflits et de leurs conséquences sur les personnes. Il serait de plus possible de créer un statut temporaire excep­tionnel pour des personnes désireuses de rentrer dans leur pays une foisla paix revenue. La France a su le faire avec succès et de façon pragmatique pour des Libanais et des Bosniaques. Cependant, la légis­lation française s'est durcie ces dernières années. Plus largement, l'application en cours des accords européens, ceux de Schengen et de Dublin de 1990, vient limiter pour le réfugié son choix du pays de l'Union européenne où il pourra obtenir le statut.

Le cas particulier des Algériens voulant se rendre en France montre clairement les difficultés. Tout commence par un visa qui n'est quasiment plus déli­vré. C'est toujours la même argumentation : il faut prouver que l'on a subi personnellement des sévices ou des menaces. Certes, la situation est complexe à de multiples égards, mais la politique française tient-elle vraiment compte de l'esprit de la Convention de Genève de 1951 ? Un réfugié est reconnu internatio­nalement lorsqu'il craint « avec raison d'être persé­cuté du fait de sa race, de sa religion, de sa nationa­lité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques ».

Cette sévérité française n'est pas nouvelle, elle s'aggrave envers par exemple des personnes non expulsables et non régularisâmes et elle crée un grand nombre de clandestins. Beaucoup d'entre eux s'adressent aux associations caritatives comme le Secours catholique. Que doivent faire les bénévoles qui les accueillent ? Bien sûr, ne pas entretenir chez eux des espoirs irréels, mais les recevoir avec luci­dité comme tout homme et toute femme en proie au désespoir. Une récente déclaration des évêques d'Europe relative aux migrants les y invite tout autant que l'Evangile selon saint Matthieu, cha­pitre XXV: «J'étais étranger et vous m'avez recueilli. »

C'est aussi la raison morale pour laquelle le retour de force des réfugiés chez eux n'est pas acceptable. Les réfugiés vietnamiens de "Hongkong devront repartir avant 1997 à la suite des pressions de l'opi­nion publique locale et de la Chine. Partout, se déve­loppe ce type de phénomène. L'expérience récente démontre pourtant que le respect de la liberté de choix n'a pas entravé le retour progressif du Soudan et du Kenya de centaines de milliers d'Éthiopiens et d'Érythréens à la fin du conflit.

Môme si des tensions s'exercent en France contre la présence des étrangers, voire de communautés étrangères - et il ne faut pas les ignorer - une récente étude de la direction de l'évaluation et de la prospec­tion (DEP) du ministère de l'éducation nationale montre que la tradition intégratrice y reste très forte. N'est-il pas significatif qu'elle souligne que, à situa­tion comparable, les élèves étrangers ou issus de l'immigration réussissent mieux leur scolarité que les enfants français ?

* Secrétaire général dû Secours catholique, Paris.