Desclée de Brouwer 1993 De la Banque au Secours Catholique

Parcours avec DENIS VIENOT
secrétaire général du Secours Catholique

Le patron du Secours Catholique n 'est pas très connu. Et pour cause: loin de la charité médiatique, il a choisi d'agir en profon­deur sur le terrain, aux quatre coins du monde. Ce père de famille dynamique aurait pu mener une carrière brillante dans la Banque. Il a finalement choisi le combat contre toutes les pauvretés en France et à l'étranger. Un « battant », m'avait-on dit. Pronostic vérifié sur le plateau de « Parcours » et quelques semaines plus tard en sa compagnie dans les villages en ruines de l'ex­Yougoslavie.

Portrait

Bertrand RÉVILLION. — Denis Viénot, vous êtes le secrétaire général du Secours Catholique. Vous avez 46 ans, vous êtes marié, et père de 2 filles. Après des étu­des de droit et de sciences politiques, vous êtes entré dans la Banque et vous avez travaillé durant plusieurs années à la Société générale. En 1976 vous avez fait un choix cou­rageux: vous avez abandonné la carrière bancaire et vous êtes entré au Secours Catholique, où vous mettez depuis quinze ans votre énergie au service du combat contre la misère. Une énergie que vous puisez dans votre foi chrétienne, une foi qui vous pousse davantage apparem­ment à l'engagement et à l'action qu'à la méditation mystique. Mais tout de suite, j'aimerais que vous me par­liez de votre engagement.

Entretien

B.R.- A la tête d'une organisation comme la vôtre, qui mise toute son action sur la solidarité entre les hommes, comment faites-vous pour garder le moral et l'espérance ? Car nous vivons, nous travaillons quand même dans une société où l'individualisme est assez triomphant, où domine le règne du chacun pour soi...

DENIS VIÉNOT.- Oui, il faut garder le moral, c'est sûr ! Pour ma part, au Secours Catholique j'ai plutôt la fonc­tion d'entraîneur d'une grande équipe sympathique, avec 70 000 bénévoles travaillant en lien avec 130 « Caritas » du Secours Catholique répartis dans le monde entier. C'est vrai qu'on sent aujourd'hui, en France et dans le monde entier, des résistances à l'action humanitaire. Et aussi cette montée de l'individualisme. Voilà pourquoi nous nous efforçons d'interroger chacun, par nos campagnes de sen­sibilisation, sur sa propre responsabilité en matière de soli­darité.

- On a longtemps parlé, dans les médias, de l'Afrique et de ses difficultés, mais on a l'impression, aujourd'hui, qu'on en parle de moins en moins, et que l'Occident se lasse un peu d'aider ce continent. Est-ce que ce n'est pas un peu désespérant pour un combat tel que le vôtre ?

- C'est désespérant si véritablement l'Occident se lasse ! Car la famine ne constitue pas un épiphénomène. Actuellement dix-sept pays sont gravement touchés par ce fléau, 40 millions de personnes menacées, surtout lorsqu'à la famine causée par la sécheresse s'ajoute la guerre. Et c'est vrai que l'homme aggrave considérablement la situation ! Aujourd'hui en Afrique, dans un certain nombre de pays, les secours aux victimes seraient relativement faciles à organiser, si l'on n'y souffrait pas des luttes fratricides. Prenez l'exemple de la Somalie ou du Sud Soudan, voilà plusieurs années que continuent là-bas des massacres de populations prises entre des armées officielles et des guérillas.

- Arrive un moment cependant où votre action n'est plus purement humanitaire; vous devez vous engager. Votre choix devient même politique dans certaines situations. Comment faites-vous alors ?

- Oui, notre choix appartient au long terme, et revêt aussi une dimension politique. Ainsi lorsque nous avons demandé au gouvernement français d'intervenir auprès du conseil de sécurité de l'ONU pour que des initiatives soient prises en faveur du Sud Soudan ; des évêques d'Afrique ont écrit aussi à M. Boutros-Ghali pour lui dire qu'il n'était pas normal que les Noirs du Sud Soudan soient traités par la communauté internationale de façon différente que les musulmans de Bosnie, les Kurdes ou les Chii­ tes d'Irak. Face à de tels drames, la France a une vraie responsabilité à exercer. D'ailleurs la caritas américaine, la caritas anglaise qui sont liées avec nous, entreprennent des démarches auprès de leur gouvernement. C'est vrai, nous menons une action politique, à la fois dans le court terme et le long terme. L'aide alimentaire peut prendre d'autres formes : projets de développement, constructions de barrages, rémunération des personnes qualifiées... Mais attention ! Action politique ne signifie pas action parti sane ! Ne mélangeons pas les genres ! Quand les États ne font que de l'action humanitaire, nous sommes en pleine confusion. Les États ont d'abord à faire faire de la politique. On pourrait parler de l'ex-Yougoslavie, on pour­rait parler de la Somalie... Si les États doivent faire face à une demande humanitaire, ils doivent aussi avoir les moyens de faire leur métier, qui est d'abord de mener une politique d'intérêt général.

- L'organisme que vous animez s'appelle le Secours Catholique. Mais existe-t-il vraiment une manière catholique de secourir les gens ? Où intervient l'identité catholique dans votre mouvement ?

- Elle joue à plusieurs niveaux. D'abord par la force motrice et dynamique que représente le grand nombre de bénévoles du Secours Catholique en France, qui accueillent des personnes en difficulté et sont en relation suivie avec elles. Ils viennent puiser avec elles dans la tradition catholique et son histoire, dans la vie de l'Église aussi, des racines et une nourriture spirituelle qui les poussent à cet engagement. On trouve également au Secours Catholique des bénévoles moins marqués par cette tradition religieuse et qui s'inscrivent davantage dans une démarche de type humanitaire. Et puis, je rappellerais que le mot catholi­ que veut dire universel. Ce qui implique que l'action du Secours Catholique concerne toutes les personnes, quoi qu'il arrive, quoi qu'il advienne.

- Quelle que soit leur religion ou leur culture ?

- Oui et je vais peut-être vous choquer en prenant un exemple extrême. Si une personne étrangère se trouve en France en situation irrégulière, clandestine, les bénévoles du Secours Catholique ont le devoir de la fréquenter, d'être en relation avec elle et éventuellement de l'aider. Sans pour autant faire n'importe quoi...

- Récemment, dans cette émission, Bernard Kouchner avouait son incapacité à croire en la présence de Dieu : « Je m'occupe beaucoup de la misère du monde, disait-il, et je trouve que le ciel reste toujours aussi vide; je n'arrive pas à croire qu'il existe un Dieu au-dessus de tout cela. » Alors je voudrais que vous me disiez très franche­ ment: quand vous rentrez du Soudan, ou de Somalie, êtes-vous encore tout à fait croyant ? Pouvez-vous garder la foi et l'espérance devant tant de souffrance ?

- Oui. Et cela est vrai aussi lorsque je visite une délégation du Secours Catholique ou une équipe locale, je reste croyant parce que selon moi la foi revêt une grande dimension d'optimisme en faveur de l'homme. C'est Paul VI qui disait je crois : « Le développement de tous les hommes, c'est le développement de tout l'homme ». Cette conviction spirituelle compte beaucoup dans mon engagement. Relisez d'ailleurs la parabole du Bon Samaritain : elle commence par ces simples mots « un homme... ». On ne dit pas qui est cet homme, on sait seulement que c'est un homme de chair et de sang, on ne nous parle pas de sa race, de ce qu'il était, de son métier. Et le Bon Samaritain va s'intéresser à cet homme, quand même : là est l'intuition chrétienne fondamentale.

- Il y a bien des moments où vous êtes déstabilisé, découragé ! Vous avez vu mourir des enfants au cours de vos missions...

- Cela m'est arrivé, effectivement. Et c'est vrai que cela fait prendre conscience de l'existence du mal. On parlait tout à l'heure de l'Afrique et des guerres, mais plus profondément, le mal est dans l'homme. Chacun constitue une interrogation, un mystère pour lui-même. Mais il ne faut pas se tromper dans l'analyse de situations qui restent très différentes. Il existe je crois une pauvreté visible et une pauvreté invisible ; on se souvient des images de la catastrophe de Vaison-la-Romaine où des personnes se sont trouvées véritablement plongées dans la souffrance en un instant, souvent très gravement atteintes. Mais en dépit de cette douleur ces sinistrés n'étaient pas du tout dans la même situation que les enfants d'Ethiopie ou de Somalie.

- Est-ce que paradoxalement, foncer comme vous le faites dans l'action ne constitue pas parfois un moyen d'éviter de se poser la question du mal ? Justement, pourquoi ce mal ? Pourquoi ces enfants qui meurent en Somalie ? Ce n'est pas uniquement la faute à la guerre, et aux hommes, c'est aussi lié au climat, au contexte géographique. .. Est-ce à dire que ces malheureux n 'ont pas eu la chance de naître du bon côté de l'hémisphère ?

- C'est vrai, il y a cette part du mal absurde et inexplicable. Mais au Secours Catholique, nous tenons aussi beaucoup au regard que nous portons sur la réalité, à l'analyse des causes des pauvretés. Prenons le cas de la France, pour simplifier : pourquoi des personnes y sont- elles en situation de forte précarité ? Pourquoi une société comme la nôtre accepte-t-elle aujourd'hui la présence de trois millions de chômeurs sans émeute ? Au Caire, où il n'y a pas trois millions de chômeurs, des émeutes ont eu lieu ! Or, on ne descend pas dans la rue en France pour trois millions de chômeurs. Voilà pourquoi cette analyse des causes, ce travail des bénévoles du Secours Catholique, tout ce que nous faisons pour alerter l'opinion publi­ que et interpeller les autorités politiques de ce pays me semble si important. Et m'apparaît très proche d'une démarche de foi. Je ne veux pas demander qu'on chasse les marchands du temple, il ne faut pas être trop ambitieux, mais je pense que se joue là une dimension très forte du témoignage chrétien.

- Vous avez choisi de ne pas poursuivre une carrière classique dans la Banque. Ce choix a représenté pour vous un renoncement difficile ?

- Non ! J'ai le sentiment de faire aujourd'hui un métier passionnant. Je ne sais pas aujourd'hui où en sont mes amis qui sont restés dans la Banque, mais je sais que je ne regrette pas ce choix, j'en suis très heureux. Même si c'est très difficile de temps en temps, parce qu'on reçoit souvent le choc de la pauvreté en pleine figure. Être béné­vole ou travailler au Secours Catholique est difficile, voire agressant dans sa vie personnelle. Il faut savoir prendre du recul, se former, vivre en équipe. Non, je ne regrette pas du tout mon choix. Mais ce n'est pas du même ordre qu'une vocation religieuse, par exemple. Je ne suis pas devenu bénédictin en entrant au Secours Catholique ! L'invité

- Vous avez choisi un professionnel de l'audiovisuel, Pierre-Luc Séguillon, pour vous questionner. Pourquoi ?

- J'avais envie de parler avec un journaliste de télévision qui sait prendre de la distance par rapport à l'actualité pour évoquer les relations entre les médias et l'action humanitaire. Je n'aime pas beaucoup le mot « action humanitaire ». Sous les motivations de générosité, de solidarité, on perçoit mal la dimension du long terme, les actions très humbles de terrain. L'aspect médiatique cache tout cela.

PIERRE-LUC SÉGUILLON. - C'est vrai que la télévision a toujours tendance à se situer dans le registre de l'immé-diateté, à montrer l'actualité au jour le jour, avec des ima­ges qui sont assez frappantes, voire spectaculaires. Pour ce qu'il en est de l'action humanitaire, la télévision peut constituer un formidable instrument pour montrer les réa­lités, et donc déclencher l'émotion chez ceux qui la regar­dent. Mais cela ne suffit pas. Le travail journalistique — télévisé ou non — doit toujours intervenir pour remettre les choses en perspective. C'est utile de montrer l'image d'un petit enfant de Bosnie ou de Sarajevo, car cela va créer une émotion dans le public et donc le mobiliser. Seu­lement cela n'a aucun sens si l'on ne fournit aucune expli­cation ni analyse. C'est au journaliste de faire ce travail.

- Mais par moment, la télévision n 'a-t-elle pas contribué à chloroformer la conscience des gens ? A force de voir sur nos écrans des enfants squelettiques, des ventres gonflés par la faim, ne devient-on pas finalement complète­ ment insensible ?

P.-L.S. - C'est toute la question posée par la succession d'images spectaculaires que nous impose la télévision. Vous vous installez à 20 heures devant votre poste, vous voyez ce qui se passe en Somalie, ce qui se passe chez les Kurdes d'Irak, ce qui se passe en Bosnie... Vous êtes ému devant un tel déferlement d'images et en même temps vous êtes en train de dîner. Vous vous dites « je vais faire une bonne action », et puis le journal se termine et vous pas­sez au film. Vous avez tourné la page...

- C'est ainsi qu'en France personne ne parle de l'action fantastique de la Croix-Rouge internationale en Somalie, qui nourrit 500 000 personnes par jour. Le sujet reste complètement occulté par les médias. De la même manière, dans notre pays de nombreux chômeurs, des centaines de femmes en difficulté sont accueillis par le Secours Catholique ou par d'autres associations. Mais cela reste un non-événement, un fait qui n'existe pas, parce qu'il n'est pas médiatisé.

P.-L.S. - Je crois qu'il faut faire la distinction entre ce qui relève des journaux d'actualité, nécessairement focalisés sur les événements très rapides, et puis les magazi­nes, les émissions qui permettent de prendre un peu de distance pour regarder les réalités plus en profondeur.

Comme de montrer l'action d'un organisme sur la longue durée, qu'il lutte contre le chômage ou la faim en Somalie. Mais je voudrais demander à Denis Viénot : n'avez-vous pas le sentiment aussi qu'un ministre des Affaires humanitaires exerce un peu votre métier au gouvernement ? Et est-ce bien au gouvernement de faire ce métier ?

- Je connais bien Bernard Kouchner*. Nous avons souvent travaillé ensemble... Je crois que dans la société française, il joue aujourd'hui un rôle de « bulldozer » indispensable. Mais derrière un bulldozer, il faut aussi des terrassiers ! Bernard Kouchner a bien fait prendre conscience au monde politique et à la société française de certaines urgences. Il nous a beaucoup aidés dans ce rôle nécessaire de médiatisation.
* A la date de l'enregistrement de cette émission, B. Kouchner était encore au gouvernement.

P.-L.S. - Est-ce pourtant le rôle d'un ministre d'émouvoir ? N'est-ce pas plutôt de faire, d'agir ? C'est tout le débat. Qui doit mener l'action humanitaire ? Quatre par­tenaires sont en cause à mon sens : les sinistrés, toutes les personnes en difficulté en France ou dans le tiers monde ; les États ; les organisations internationales comme l'ONU avec le Haut Commissariat aux Réfugiés et les ONG qui restent minoritaires, complémentaires dans l'action. Le tout est de savoir comment répartir les rôles entre les ini­tiatives privées et celles qui relèvent du politique. Que les États fassent de l'action humanitaire c'est bien, que les ONG collaborent avec eux c'est bien aussi... Mais les États sont d'abord là pour faire de la politique !

- Quittons un peu votre activité professionnelle, Denis Viénot, et venons-en à votre « coup de cœur ». Vous êtes un passionné de montagne, et vous avez beaucoup d'administration pour cette nouvelle génération d'alpinistes qui grimpent sans cordes, seuls, et défient les lois de l'équilibre, Vous admirez particulièrement Christophe Profit. Qu'est-ce qui vous attire en montagne ? La lutte contre soi-même, le dépassement personnel ?

- C'est d'abord un terrain d'aventures et de jeu extraordinaire ! Et l'espace où l'on peut expérimenter ses propres limites. En regardant Christophe Profit, je suis plein d'admiration et en même temps un peu effrayé par de telles performances.

- Vous n'avez pas envie de le suivre ?

- Si, d'une certaine manière. Christophe Profit est guide de montagne, moi je fais des courses plus modestes, je ne suis pas un grand montagnard. J'aime bien partir avec les guides : nous vivons ensemble une forme de solidarité humaine, d'aventure partagée. Le geste le plus simple prend un sens nouveau et offre la possibilité de se dépasser, d'aller de l'avant. La montagne propose au fond une sorte d'épreuve de vérité par rapport à soi-même.